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Qui a commandé le rapport et pourquoi ?

Quel est le rôle du Club de Rome ?

Élodie Vieille-Blanchard

Le rapport des Limites à la croissance est souvent associé, dans l’imaginaire collectif, à une pensée écologiste radicale. Ses origines sont en réalité rattachées à une élite industrielle et scientifique, et en particulier à l’homme d’affaires Aurelio Peccei, fondateur du Club de Rome, à qui il doit beaucoup. À la fin des années 1960, ce cadre dirigeant de l’entreprise Fiat, qui a fondé Alitalia et dirigé Olivetti, a consacré quarante ans de sa vie à des projets de développement industriel et économique. Il s’est investi directement dans de tels projets, par exemple en tant que commissaire de la société Fiat, dans l’Italie d’après guerre, où il a été responsable de la reconstruction des usines et de la relance de la production, ou bien pendant les années 1950 en Argentine, où il a établi une filiale de la compagnie dans le cadre de la campagne d’industrialisation du président Perón, contribuant ainsi à une transformation profonde du système agricole et ferroviaire du pays. Peccei s’est également impliqué dans des entreprises destinées à favoriser la recherche et la coopération en matière de développement industriel, fondant en particulier en 1956 le Bureau d’Études pour la Collaboration Économique Internationale (en espagnol, OECEI), qui est devenu rapidement un des instituts privés de recherche les plus importants en Amérique Latine. À la même époque, persuadé que l’Amérique Latine devait servir de laboratoire pour le développement du monde entier, et que le rôle de l’entreprise privée était central dans ce processus de développement, il a établi ADELA, une structure visant à stimuler le secteur privé et à permettre le transfert de technologie des pays occidentaux vers l’Amérique Latine.

Au milieu des années 1960, cette foi et cet enthousiasme pour le progrès technologique semblent laisser la place à une inquiétude, tout au moins à une préoccupation pour la forme que prend ce développement. En 1965, il donne pour la première fois une conférence à l’École Nationale de Guerre de Buenos Aires, qui sera redonnée l’année suivante sur la côte Est des États-Unis, au sein des milieux universitaires et d’affaire. Dans cette conférence, Peccei exprime certains questionnements qui annoncent le projet et la vision du Club de Rome. Il y présente la technologie comme une force extrêmement puissante, susceptible de transformer des pans entiers de l’existence humaine. En particulier, il envisage une diminution généralisée de la place du travail dans les décennies à venir et une augmentation de la part des loisirs dans les existences individuelles, fondées sur la mécanisation du travail. Il projette également un rôle croissant des machines dans l’enseignement, ainsi qu’un accroissement massif des connaissances à disposition des sociétés humaines, qui risque de déborder la capacité de ces sociétés à les comprendre et à les utiliser. Pour Peccei, ce développement technologique est également problématique parce qu’il procède à un rythme extrêmement rapide dans certaines régions, tout en laissant de côté la plus grande partie du monde. Au-delà de la fragmentation reconnue entre monde capitaliste, monde communiste et Tiers Monde, il pointe le fossé entre les États-Unis, un pays qui a déjà plus qu’il ne faut de nourriture, de biens de consommation et de services divers, et le reste du monde développé, qui peine à suivre pour tout ce qui relève de l’automatisation et de la communication1. A l’époque, la préconisation de Peccei est de poursuivre la révolution technologique, qui va selon lui amener la prospérité dans le monde entier, tout en donnant plus de place aux marchés économiques pour piloter cette révolution, qui jusque là a été essentiellement orientée vers des objectifs militaires (pendant la Seconde Guerre mondiale puis la guerre froide).

Dès les années 1950, Peccei revendique une gestion globale des problèmes du monde, impliquant le bloc capitaliste et le bloc communiste2. En 1967, il s’adresse à des scientifiques russes pour évoquer le besoin de planification mondiale. Il mentionne alors « le besoin de protéger les écosystèmes du globe, de limiter la pollution et d’établir des contrôles stricts et effectifs des naissances, [mais aussi] de réfréner tout enthousiasme pour des solutions purement techno-scientifiques », ce qui semble marquer une véritable évolution dans son discours. Cette vision semble très marquée par le contexte de l’époque, qui voit une véritable montée d’une préoccupation environnementale, ainsi que d’une vive inquiétude pour la croissance démographique. À l’époque, des ouvrages aux titres éloquents (L’Encerclement, Le Jugement Dernier…) lancent l’alerte sur la perspective d’une crise écologique. De nombreuses voix s’élèvent également pour pointer le risque d’une « explosion » de la population mondiale. L’ouvrage La Bombe P est d’ailleurs publié en 1968, au moment où la croissance démographique mondiale est la plus forte.

Le Club de Rome émane principalement du projet de Peccei et d’Alexander King, un chimiste britannique qui a lui aussi été impliqué dans de multiples projets autour du développement technologique, et qui occupe la fonction de directeur général des Affaires scientifiques à l’OCDE. Les deux hommes expriment une préoccupation pour « les dangers globaux qui [peuvent] menacer l’humanité »3, qu’ils perçoivent comme profondément imbriqués, et pointent l’incapacité des organisations internationales existantes à les résoudre. Le Club de Rome est officiellement fondé en avril 1968, à l’occasion d’une rencontre dans la capitale italienne, qui rassemble un certain nombre de personnalités européennes impliquées dans les approches du futur : universitaires, hommes d’affaires, responsables d’institutions. Selon Peccei, le document4 établissant la raison d’être de l’organisation fait alors état du danger associé à la « croissance incontrôlée » du système planétaire, qui échappe à tout contrôle et qu’il conviendrait de réguler. C’est à l’humain, « élément cybernétique dans l’évolution de [la] planète », que cette mission est assignée (un élément de langage qui révèle l’imprégnation par les approches systémiques alors prégnantes).

À la suite de cette rencontre fondatrice, Peccei et King poursuivent l’élaboration du projet avec Hugo Thiemann, directeur du bureau genevois de l’Institut de prévision technologique Battelle, et Erich Jantsch, astrophysicien et futurologue autrichien. Les fondateurs semblent soucieux de décrire et formaliser l’ « interrelation entre les problèmes mondiaux », et aspirent à utiliser l’approche des systèmes, initialement développée pour répondre à des problématiques militaires, puis mise au service du développement économique, pour étudier ces problèmes. En 1968, ils intègrent à leur groupe de travail Hasan Ozbekhan, directeur de la planification à la Systems Development Corporation (considérée comme la première entreprise de logiciels informatiques au monde). À la conférence de l’OCDE, où la rencontre a lieu, Peccei et King sont séduits par une présentation dans laquelle Ozbekhan expose toute une liste de problèmes liés au développement technologique, des problèmes pour lui inextricablement liés et touchant à des aspects tels que les inégalités économiques, l’éducation, les problèmes écologiques ou la prise de décision politique. Ozbekhan y appelle au développement d’une planification normative, qui soit au service de buts fondés sur des valeurs sociales, et qui vise, en particulier, à restaurer un équilibre écologique au niveau mondial5.

Cette vision d’un entrelacs de problèmes globaux et complexes prend alors le nom de Problématique au sein du Club de Rome, et structure la vision de l’organisation. En 1969, le groupe, qui rassemble alors une trentaine de membres, principalement des scientifiques de diverses disciplines, ainsi que des spécialistes des approches des systèmes et des responsables hauts placés dans les institutions, notamment à l’OCDE, se met d’accord sur l’importance de recourir à des modèles mathématiques globaux pour représenter l’ensemble des dimensions de la société humaine, dans le but de pouvoir mieux comprendre ses dynamiques. À cette période, Peccei promeut activement cette vision auprès d’un certain nombre de chefs d’État et de premiers ministres. En 1970, dans une rencontre de l’organisation qui a lieu à Vienne, Ozbekhan présente une version développée de la Problématique et du projet de modélisation qui y est associé. La rhétorique qu’il mobilise pour décrire les grands problèmes mondiaux est alors essentiellement celle de la « croissance incontrôlée » et du « déséquilibre ». Il préconise alors de tailler sur mesure une approche modélisatrice qui permette de comprendre et d’expliquer le comportement du système, mais également de piloter sa transformation vers un état d’équilibre écologique, dans une reconfiguration mutuelle permanente de l’ordre du monde et du modèle.

La réalisation concrète du modèle mathématique du monde, voulue par Peccei, ne sera en réalité pas à la hauteur de ces ambitions. Au sein du Club de Rome, le projet d’Ozbekhan apparaît trop flou et trop complexe. En 1970, l’organisation opte pour une approche de modélisation préexistante, la Dynamique des Systèmes, qui a été conçue par l’ingénieur Jay Forrester au MIT afin de modéliser les processus industriels, et en particulier la dynamique des stocks et des flux de matières premières et de marchandises dans les entreprises. Cette méthodologie apparaît pouvoir s’appliquer au projet du Club de Rome, lequel commandite un modèle mathématique du monde, et un rapport fondé sur ce modèle, à une équipe de jeunes chercheurs du MIT, dirigée par Dennis Meadows. Sur la base d’une première ébauche dessinée par Jay Forrester, l’équipe s’investit très activement dans le développement du modèle, ce qui débouchera moins de deux ans plus tard sur la publication du rapport des Limites à la croissance.

1 Cette notion de « technology gap » est probablement reprise par Peccei à l’OCDE, au sein de laquelle plusieurs voix s’élèvent pour pointer le risque que l’Europe se trouve distanciée par les États-Unis en matière de développement technologique.

2 Cette préoccupation débouchera sur la fondation de l’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA), à Vienne, en 1972, un institut connu notamment pour le développement de modèles climatiques globaux.

3 King, non daté, p. 56 (voir thèse p. 329)

4 Ce document est aujourd’hui inaccessible.

5 Selon l’historien Peter Moll, cette présentation avait été conçue explicitement pour intéresser les fondateurs du Club de Rome.