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Quels étaient les buts poursuivis par les auteurs du modèle World3 ?

Pierre-Yves Longaretti Longaretti

Introduction

Le rapport sur les limites de la croissance1 a pour principal objectif l’analyse des conséquences de la croissance de la population humaine et de ses besoins dans un monde fini. Cette question n’intervient pas par hasard au début des années 1970. La façon dont elle est posée et abordée résulte de questionnements qui émergent dans les années qui précèdent. La finitude des ressources n’est pas une question nouvelle (on peut par exemple penser à Malthus ici) mais a pris un tour nouveau avec la prédiction de Hubbert sur le pic de production pétrolier des États-Unis – de fait, le pic de production de ce pays s’est produit au tournant des années 1970 comme il l’avait anticipé2. Les questions de pollution sont de plus en plus présentes dans le discours scientifique et médiatique de l’époque3, de même que les questions de surpopulation4. De nombreux problèmes de développement humain sont également au centre des préoccupations du Club de Rome, qui a commandité le rapport sur les limites de la croissance (inégalités, sous-développement, dégradation de l’environnement, etc).

Pour atteindre leur objectif, les auteurs ont développé un modèle5, baptisé World3, dont la principale qualité n’est pas la précision quantitative, mais l’utilité. Il est essentiel de bien saisir ce que les auteurs entendent par utilité6, ce concept jouant un rôle direct dans les objectifs visés :

Cette conception de l’utilité d’un modèle a plusieurs conséquences pratiques quant au but principal poursuivi et énoncé plus haut. Elle implique qu’expliciter et justifier les choix de modélisation à un large public fait également partie des buts poursuivis, au-delà de la discussion de la façon dont le modèle éclaire la question posée (conséquences de la croissance matérielle dans un monde fini). Finalement l’élaboration du modèle est elle-même assez largement contrainte par cette notion précise et exigeante d’utilité. De ce point de vue, il y a une relation forte entre les buts poursuivis et la façon dont le modèle a été conçu.

Cette interaction entre buts poursuivis et impératif d’utilité induit certains des principes qui ont guidé l’élaboration de World3. Ceux-ci sont brièvement exposés dans la suite de ce texte. L’explication de ces principes et de leurs conséquences fait également explicitement partie des buts du rapport sur les limites de la croissance.

Questionnement et type d’approche

En pratique, plusieurs facteurs interviennent dans le choix des grandes orientations du modèle, notamment les questions de visions du monde, de déterminants de la précision du modèle, et de liens entre structure et causalité.

Visions du monde

Les modèles les plus importants – au sens où ces modèles influent le plus sur les décisions individuelles et collectives, notamment en termes de choix politiques et sociaux – sont les représentations informelles et stylisées du monde que chacun à en tête, consciemment ou non. Les auteurs distinguent deux modèles de ce type particulièrement importants vis-à-vis de la question abordée dans World3 : le modèle écologique et le modèle technologique. Le premier est une vision où l’environnement et le vivant doivent être pris en compte au préalable dans nos modes de décision collectifs. La seconde repose sur l’idée que la technologie résoudra les problèmes au fur et à mesure qu’ils se posent, sous l’effet de l’inventivité humaine aiguillonnée par la nécessité. Une forme extrême de cette vision du monde consiste à penser que la technologie permet de repousser ou même de transcender les limites (limites sur ressources renouvelables et non-renouvelables, par exemple), mais cette version maximaliste est rejetée par les auteurs comme déraisonnable et non fondée sur l’expérience historique de ce que permet le progrès technologique. De fait, elle s’apparente plutôt à une forme de pensée magique qu’à de la pensée rationnelle.

World3 incorpore des éléments venant des deux types de vision du monde. La vision technologique intervient notamment dans la modélisation de la production industrielle et agricole ; par exemple, le modèle permet dans une certaine mesure de compenser la diminution des ressources non-renouvelables ou d’atténuer les pollutions, via les choix de paramétrisation de l’efficacité de la technologie. La vision écologique intervient principalement via le fait le fait que les limites environnementales existent et ne peuvent pas être indéfiniment ignorées ; de même les ressources non renouvelables sont finies.

Maintenir un équilibre raisonnable dans le modèle entre ces deux visions fait partie intégrante des objectifs des auteurs, et ce notamment au nom de l’impératif d’utilité du modèle. Néanmoins, une certaine latitude existe dans l’interprétation de ce que raisonnable signifie en pratique. Sur ce point d’autres choix auraient probablement pu être opérés, mais il n’est pas clair que ça aurait affecté de façon significative les conclusions qualitatives auxquels les auteurs parviennent8.

Prédictions ou projections ?

Quel que soit l’objet d’étude défini, différents types de modèles peuvent être élaborés, à différents niveaux de précision. Certains modèles sont prédictifs ; il s’agit en grande majorité de modèles issus des sciences dures, où les lois régissant les phénomènes étudiés sont connues de façon précises. World3 quant à lui vise un niveau imprécis de projections conditionnelles.

Le passage de la notion de prédiction à celle de projection est inévitable. Les phénomènes modélisés dans World3 relèvent à la fois de processus environnementaux, naturels ou géophysiques, et de processus sociaux. Si la notion de lois précise a un sens pour les premiers (mais avec des différences selon les domaines), en ce qui concerne les phénomènes sociaux, les « lois » ne sont ni bien établies ni même peut-être connaissables9. De ce fait, World3 modélise ce qui est modélisable, et scénarise ce qui ne l’est pas. Les scénarios couvrent différentes options dans les choix (ou non-choix) opérés collectivement et concernant nos modes de production de biens et services, de contrôle ou non de la démographie etc.

La modélisation des phénomènes sociaux dans World3 (en particulier, la démographie et la production de biens et services) ne pouvant être opérée de façon quantitativement précise, le niveau de précision adopté pour ce qui est modélisable dans les phénomènes sociaux définit de fait le niveau de précision de l’ensemble du modèle. En effet, il est tout à fait possible de modéliser plus précisément certains secteurs de World3 (par exemple les ressources non renouvelables) mais le gain en précision serait illusoire, la précision de l’ensemble étant limitée par les secteurs les moins précisément modélisables.

C’est en particulier cette limitation dans les possibilités de modélisation des aspects sociaux du modèle qui a défini le niveau de granularité de l’objectif visé : il s’agit de qualifier à gros traits les grands types d’évolution future et leurs principaux déterminants, notamment en vue d’identifier les principaux leviers à mobiliser pour effectuer le cas échéant des choix informés entre les différents scénarios.

Le rapport sur les limites de la croissance a fait l’objet de nombreuses lectures erronées par mécompréhension de ces points. Les courbes fournies dans le rapport n’ont pas la précision quantitative que leur existence même suggère. Par exemple les niveaux de population atteint dans le courant du XXIe siècle sont imprécis au milliard d’habitants près, voire plus. Le modèle ne prédit pas de façon certaine un effondrement de la population et des ressources dans le courant du XXIe siècle ; il examine juste quels scénarios conduisent ou non à un tel effondrement, et à quelles conditions, même si avec le temps qui passe (un demi-siècle depuis la publication du rapport), nos options sont de plus en plus étroites pour éviter un effondrement. Par ailleurs, les dates ne sont précises au mieux qu’à une ou deux décennies près, dans le meilleur des cas. Quant à l’évolution au-delà d’un pic de population et de production n’a aucune signification, les conditions de validité du modèle n’étant plus satisfaites. Les résultats semblent précis parce qu’une quantification spécifique a été adoptée (pour être en mesure d’explorer les conséquences des différents scénarios avec le modèle). Mais cette quantification est soumise est elle-même à des marges d’incertitude. Les avertissements des auteurs du rapport sur ce point sont fréquents et explicites, mais ont souvent été ignorés.

Structure et causalité

L’un des points essentiels discutés par les auteurs du rapport sur les limites de la croissance est que la causalité dans un système complexe n’est pas nécessairement voire même pas généralement linéaire. Par exemple, au premier ordre, le niveau de production agricole semble limiter la population humaine puisque si celle-ci continue à croitre à production constante, une sous-alimentation voire des famines vont s’ensuivre, avec pour conséquence une augmentation de la mortalité et donc une réduction de la population à un niveau compatible avec la quantité de denrées alimentaires qui peuvent être produites. A un niveau plus fin, néanmoins, l’augmentation de la population humaine induit une augmentation de la production agricole, du moins tant que les capacités maximales de production ne sont pas atteintes. Celles-ci ne sont pas définies dans l’absolu, mais dépendent entre autre des réserves de terres non encore exploitées, de leur productivité, laquelle est elle-même dépendante des techniques agricoles utilisées (qui peuvent augmenter ladite productivité) mais aussi de la pollution induite par les techniques utilisées (qui elle tend à la réduire). La production agricole dépend elle-même de la production industrielle qui par ailleurs agit sur le niveau de vie de la population, à travers la fourniture de biens et services (par exemple services médicaux), ce qui en retour influe sur la taille désirée des familles, et donc sur la croissance de la population elle-même. Ce bref descriptif ne couvre qu’une partie des interactions modélisées dans World3, à l’intérieur de chaque secteur et entre secteurs10.

Ce réseau d’interactions conduit à l’existence de nombreuses boucles d’action en retour (rétroaction) entre les variables du système. Par exemple, la production agricole influe sur la population qui influe sur la production agricole (directement ou indirectement). Les relations de causalité vont dans les deux sens. L’un des aspects principaux de la question des conséquences de la croissance de la population et de ses besoins dans un monde fini se cristallise donc largement sur les déterminants de ces interactions mutuelles.

Mais dans ces conditions où tout ou presque influe sur (presque) tout, où (presque) tout est la fois et dans des proportions variables cause et conséquence de (presque) tout, comment identifier les causes, justement ? En fait cette question est mal posée. Lorsque les variables examinées ont des relations causales mutuelles directes ou indirectes, c’est la structure même des interactions11 qui est la cause principale des évolutions observées dans le système étudié et non l’une ou l’autre quantité ou l’une ou l’autre caractéristique (la population, les ressources énergétiques, etc). Cette propriété des systèmes complexes a des conséquences fondamentales pour la question étudiée par les auteurs. Notamment, pour éviter les conséquences d’un scénario catastrophique sur le long terme (en particulier un scénario d’effondrement), agir sur telle ou telle variable, ou tel ou tel secteur, est inutile si on ne modifie pas la structure du réseau d’interactions entre toutes les variables du problème.

L’explicitation de ce lien entre structure et causalité est certainement le but principal des auteurs. La croissance matérielle de la population, de ses besoins, les destructions environnementales, notre dépassement actuel de la capacité de charge de la planète (dont témoigne le « jour du dépassement » qui arrive de plus en plus tôt chaque l’année), nos délais de réaction face aux urgences (trente ans de négociations sur le climat n’ont abouti à aucun effet notable sur les courbes d’émissions de gaz à effet de serre), toutes ces tendances sont des conséquences de la structure des interactions entre la population humaine, ses modes de production et de consommation de biens et services, et son environnement. Tous ces phénomènes sont des symptômes de cette structure d’interactions, qui en est la cause ultime. Modifier ces tendances ne peut donc se faire sans modifier cette structure d’interactions. Ce point capital n’est pris en compte à hauteur des enjeux dans aucune initiative politique ou négociation internationale à ce jour.

Conclusion

L’exigence d’utilité d’un modèle telle qu’entendue par les auteurs du rapport sur les limites de la croissance, est très étendue, et très contraignante pour son élaboration effective. Il va de soi que l’un des buts majeurs des auteurs du rapport est de faire de World3 un modèle utile dans toutes les acceptions qu’ils donnent à ce concept. Dans cette perspective, la vertu principale – et partiellement paradoxale – de World3 n’est pas d’être quantitativement mais conceptuellement précis, et réaliste. Ces points essentiels ont malheureusement été ignorés par beaucoup de lecteurs du rapport.

Cette exigence d’utilité permet de mettre en évidence et d’éviter les contradictions implicites que tout un chacun peut véhiculer dans sa conception du monde. Sans s’astreindre à cette exigence, on peut en effet tout à fait croire de bonne (ou mauvaise) foi en une croissance matérielle infinie dans un monde fini. Réciproquement, en s’astreignant à l’exercice d’examen critique qu’implique cette contrainte, on apprend à distinguer les causes (structures d’interaction entre les éléments du modèle ou du monde réel) et les symptômes (les enjeux sociaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés).

Cette distinction entre causes réelles et symptômes constitue en elle-même le principal message du rapport sur les limites de la croissance et du modèle World3. Communiquer clairement ce message est l’un des aspects essentiels du but principal poursuivi (analyse des conséquences de la croissance matérielle dans un monde fini) : pour reprendre en main notre destin, il ne peut suffire de s’attaquer à tel ou tel problème dans tel ou tel secteur, il faut changer à la racine la structure des interactions du système socio-écologique global. Par exemple, le changement climatique n’est qu’un symptôme des structures d’interaction qui sous-tendent nos modes de production et de consommation. En conséquence de quoi, passer de sources d’énergie fossiles à des sources d’énergie renouvelables ne fera que déplacer le problème – par exemple en augmentant considérablement les nombreuses pollutions générées par l’intensification de l’usage de ressources rares nécessaires au déploiement à l’échelle des technologies concernées – sans pour autant s’attaquer aux autres enjeux12 du XXIe siècle, qu’ils soient environnementaux (déforestation, érosion des sols, désertification, tensions sur les ressources en eau, destruction du vivant…) ou sociaux (éradication de la pauvreté, de la sous-alimentation et de la famine, accès généralisé aux soins de base et à l’éducation…).

Prendre sérieusement en compte ce message implique de changer à la racine nos modes de vie, nos institutions, et nos modes de fonctionnement politique et social. Clairement, nous n’en prenons pas le chemin, et nos délais et atermoiements sur pratiquement tous les fronts ne font qu’empirer les problèmes. Il est virtuellement certain que des points de non-retour ont déjà été franchis sur plusieurs enjeux du fait de cette inertie sociale et politique13.

Finalement, les auteurs ont comme objectif explicite non seulement de produire un modèle répondant à la question posée (conséquences d’une croissance matérielle dans un monde fini), mais également de permettre à chaque lecteur d’émettre un jugement critique à la fois sur sa propre vision du monde, sur le modèle qui lui est proposé, et sur la question posée. De ce point de vue, le rapport sur les limites de la croissance a une réelle ambition en termes de capabilités au sens d’Amartya Sen14, bien que le concept n’ait pas encore été formulé au moment de sa parution. Cet objectif exigeant n’a en toute vraisemblance été atteint que pour une minorité des lecteurs du rapport.

1 D.H. Meadows, D.L. Meadows, J. Randers et W.W. Behrens III, the Limits to Growth, New York: Potomac (1972).

2 La première mention de ce résultat par Hubbert est faite dans une conférence en 1956, et une version plus élaborée du modèle sous-jacent est publiée en 1962 (Hubbert, M.K. 1962, « Energy Resources« , National Academy of Sciences, Publication 1000-D). La conjonction entre la date prévue et effective du pic de production est malgré tout partiellement le résultat d’une coïncidence, le modèle souffrant de diverses déficiences.

3 Le célèbre essai de Rachel Carson, Silent Spring (1962) dénonce les ravages des pesticides, notamment du DDT. L’exemple du DDT est mentionné dans le rapport sur les limites de la croissance et a fait l’objet d’un modèle antérieur spécifique des auteurs, dans le cadre d’études préliminaires pour World3 (D.L Meadows et D.H. Meadows, eds, Towards Global Equilibrium, Cambridge: Wright-Allen Press, 1973).

4 P.R. Ehrlich, A.H. Ehrlich, The Population Bomb, Ballantine Books (1968).

5 Le nom World3 suggère l’existence de deux versions antérieures. Ces deux versions précédentes sont dues à J. Forrester, père de la dynamique des systèmes, procédure d’analyse dynamique et de modélisation utilisée par les concepteurs de World3.

6 D.L. Meadows, W.W. Behrens III, D.H. Meadows, R.F. Naill, J. Randers, et E.K.O. Zahn, Dynamics of Growth in a Finite World, Cambridge: Wright-Allen Press (1974), pp 24-25.

7 Une variable est une quantité dont l’évolution au cours du temps est calculée par le modèle et non fixée de l’extérieur. Par exemple, dans World3, la population, la production agricole, les ressources non renouvelables, etc, sont des variables. Un paramètre est une quantité définie par le modélisateur. En général, les paramètres sont fixés par l’analyse des évolutions passées.

8 Ce point sera exploré plus en détail dans la notice consacrée aux conclusions que les auteurs tirent de leur modèle.

9 Ce point n’empêche pas l’usage de modèles quantitatifs en sciences sociales.

10 Cinq secteurs sont modélisés : ressources non renouvelables, production industrielle, production agricole, pollution, et population.

11 Ces structures ne sont naturellement pas figées, mais résultent de construits historiques, et leur pertinence peut s’étendre sur une période de l’ordre du siècle.

12 Les enjeux cités ci-après jouent un rôle structurel dans les objectifs de développement du millénaire de l’ONU (https://www.un.org/millenniumgoals/).

13 Le paradigme des limites planétaires ainsi que l’évaluation de leur franchissement sont dû à un travail influent initié en 2009 par Rockström et collaborateurs (Rockström et al 2009. A safe operating space for humanity, Nature, 461 :472-475).

14 Sen, A. 2012. L’idée de justice. Champs Flammarion.