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Quels enseignements de World3 et du rapport des Limites peut-on retenir ?

Élodie Vieille-Blanchard

Tirer les enseignements d’un travail de modélisation suppose d’accorder de la légitimité à la structure du modèle : les éléments qui le composent représentent-ils adéquatement la réalité (pour autant qu’il soit possible de répondre à cette question) ? Les interactions entre ces différents éléments sont-elles posées de manière satisfaisante ? Cette démarche suppose également de considérer que les hypothèses qui servent de base aux simulations sont correctement traduites. Dans la foulée de la publication du rapport des Limites, de telles questions ont été abondamment discutées, et les fondements théoriques mêmes du modèle ont été vivement critiqués. Quels étaient ces fondements ? Que les ressources planétaires étaient limitées, que la capacité des écosystèmes à absorber la pollution était limitée, et que la prise en compte des effets indésirables de l’activité humaine, ainsi que les actions correctives sur cette activité, opéraient avec un certain retard. Les deux premiers fondements, qu’on pourrait regrouper sous l’intitulé « il existe des limites à la croissance » paraissent aujourd’hui pouvoir être difficilement contestés. Le concept de limites planétaires (Planetary boundaries), développé en 2009 par une équipe scientifique internationale, qui décline cette notion en neuf seuils à ne pas dépasser (changement climatique, érosion de la biodiversité, cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore…), en est une formulation éloquente. Plus fondamentalement, les accords climatiques mondiaux eux-mêmes témoignent de la prise au sérieux de limites écologiques indépassables : s’il est vital de contenir le réchauffement climatique moyen en dessous de 1,5°C, ou de 2°C, c’est bien que les écosystèmes ne peuvent pas s’adapter à un réchauffement supérieur ; s’il est indispensable d’infléchir drastiquement la courbe des émissions de gaz à effet de serre, dans le but de parvenir à une « neutralité carbone », c’est bien que l’atmosphère ne peut pas absorber de manière indéfinie ces émissions, sans que le climat s’en trouve profondément affecté. Pour ce qui est du troisième fondement, là encore, le dérèglement climatique en est une illustration : nous prenons conscience de ce dérèglement lorsqu’il est déjà à l’œuvre ; de plus, l’inertie climatique fait que nos actions correctives sont impuissantes à endiguer la tendance, tout au plus peuvent-elles limiter la gravité des choses à moyen terme.

Le modèle World3, fondé sur ces prémisses, est un modèle « d’ingénieur ». Sa structure décrit des stocks et des flux de matière, d’énergie et d’information. Par là-même, il aborde la production industrielle comme un phénomène matériel, qui puise dans les ressources naturelles et qui requiert de l’énergie (ce sont là les inputs à la production), et qui génère, en plus des biens de consommation, de la pollution (outputs). En cohérence avec cette vision, la simulation par défaut (business as usual), dans laquelle la population et le produit industriel par tête vont croissant, débouche sur un effondrement du système planétaire (par épuisement des ressources naturelles). Quant aux simulations alternatives, elles débouchent également sur un effondrement, à moins qu’elles intègrent la volonté explicite de stabiliser la population et la production industrielle. Toute cette démarche a été abondamment critiquée par des économistes, lesquels dénonçaient l’absence de mécanismes économiques susceptibles de pallier la raréfaction des ressources, et le « pessimisme technologique » des hypothèses, qui rejetaient notamment la possibilité d’un recyclage infini des ressources, et la possibilité de produire de l’énergie sans affecter les écosystèmes. Plusieurs critiques, soucieux de démonter les conclusions du rapport, se sont réapproprié le modèle et l’ont « fait tourner » en intégrant de telles hypothèses. C’est le cas notamment de l’économiste Nordhaus, dont les travaux, menés sur la base de cette critique, ont conduit à promouvoir une forte croissance économique, et une prise en charge tardive plutôt que précoce des effets de l’économie sur le climat (travaux qui ont conduit au prix de la banque de Suède dit « Nobel » d’économie en 2018). Or, l’accélération de la crise climatique, et de la crise écologique plus globalement, montrent à quel une modélisation économique déconnectée de sa base matérielle nous a conduits sur un chemin périlleux. De nombreux travaux, menés depuis la parution du rapport des Limites, et s’inscrivant dans le courant de l’économie écologique, visent au contraire à réintégrer l’économie dans les processus biologiques et physiques, à la saisir comme un phénomène avant tout matériel. Cinquante ans après cette publication, la démarche de l’équipe du MIT peut apparaître comme précurseure, et même si elle se révèle grossière, ou inappropriée sur certains aspects, elle semble en tout cas bien plus réaliste qu’une démarche qui considérerait l’économie comme une sphère déconnectée des écosystèmes.

Si on admet donc qu’il est approprié de modéliser l’économie mondiale en la considérant comme enchâssée dans des processus physiques et biologiques, et que des limites physiques et biologiques à la croissance existent, alors, indépendamment de la véracité prédictive du rapport (qui n’avait pas cette vocation, voir chapitre 3, section 3), on peut apprécier plusieurs de ces enseignements, qui semblent rétrospectivement annoncer des réflexions et des résultats scientifiques ultérieurs. Pour commencer, le rapport des Limites illustre de manière systémique l’effet rebond, tel qu’il a été théorisé dans le corpus intellectuel de la décroissance. Sur la base de la simulation business as usual, les auteurs proposent ainsi de modéliser l’effet d’hypothèses technologiques « optimistes ». En premier lieu, puisque le système s’effondre sous l’effet de l’épuisement des ressources, on modélise la possibilité de repousser cette première limite. Que se passe-t-il lorsqu’on suppose que les ressources sont doublées ? Dans ce cas, la population et la production industrielle peuvent s’accroître bien davantage, pendant bien plus longtemps, et le système s’effondre… sous l’effet d’une explosion de la pollution. Et que se passe-t-il si on peut contrôler la pollution ? Dans ce cas, la population et la production industrielle peuvent s’accroître encore plus longtemps… et c’est la limitation des terres cultivables qui finit par provoquer l’effondrement. En somme, la suppression d’une limite conduit le système à poursuivre son expansion, jusqu’à ce qu’il bute sur une autre limite. Puisque la croissance industrielle se fait sur une base matérielle, ce processus de dépassement ne peut se poursuivre à l’infini.

Un autre apport du rapport des Limites est d’illustrer de manière assez édifiante les conséquences de deux caractéristiques conjointes du système planétaire (croissance exponentielle et retard dans la prise en compte de l’évolution du système) sur son comportement. Par défaut, c’est-à-dire lorsqu’elles ne butent sur aucune limite, les variables population et production industrielle par tête du modèle World 3 croissent de manière exponentielle. On comprend donc facilement que leur accroissement par unité de temps va croissant : il y a une forme d’emballement du système dans un premier temps. Mais lorsque le système bute sur ses limites, il s’effondre, et le niveau de vie décline alors jusqu’à un niveau bien plus bas que celui auquel il aurait pu se maintenir si on avait décidé de stabiliser volontairement le système, parce que l’effondrement se fait alors dans un contexte de pénurie des ressources, qui empêche de planifier la descente en prévoyant des mécanismes d’adaptation au déclin écologique. On peut rapporter ce comportement à l’évolution historique de notre système de production : à l’échelle de notre planète, le recours aux hydrocarbures fossiles a conduit à accroître drastiquement la production agricole à travers l’usage des fertilisants chimiques, et en conséquence, la population mondiale. Pour nourrir cette population accrue, on a continué à brûler des ressources fossiles. Dans le même temps, l’essor du mode de vie occidental a conduit à accroître considérablement la consommation d’énergie par tête. Aujourd’hui, il est clair que le système bute sur des limites physiques, avec des conséquences telles que le dérèglement climatique et l’érosion de la biodiversité. On comprend donc qu’il faut réduire la voilure, mais plusieurs décennies après que ces effets ont commencé à se manifester. La prise en charge de cette évolution est donc accomplie avec retard, par carence cognitive et organisationnelle, ce qui implique que les éventuelles réponses correctives arrivent avec un certain délai. Alors même que nous savons qu’il faut décroître (c’est ce qu’indiquent tous les scénarios du GIEC, ainsi que les rapports de l’IPBES), notre consommation de ressources, renouvelables ou non et nos émissions de gaz à effet de serre continuent de croître, et les conditions physiques et biologiques de notre existence continuent de se dégrader. A défaut de stabiliser le système de manière planifiée, nous faisons face à de multiples crises, qui explosent de manière imprévisible. Cet enseignement essentiel du rapport des Limites est également mis en avant par les avocats contemporains de la décroissance : tandis qu’une décroissance planifiée permettrait (ou aurait permis ?) de faire évoluer les productions de manière concertée et juste, et par là même de réduire les risques de ruptures écologiques ou sociales, les modalités de survenue d’un effondrement sont impossibles à anticiper et à contrôler, et menacent les conditions mêmes de la vie en société.

Le rapport des Limites à la croissance abordait les dynamiques planétaires de manière globalisée : il négligeait de prendre en compte les rapports de domination structurelle entre classes sociales ou entre régions du monde. De même, il n’offrait qu’une vision simplifiée des problématiques écologiques, ne proposant que deux uniques variables pour représenter « les ressources naturelles » et « la pollution », sans distinction de types de ressources ou de pollution. A posteriori, il est clair que sa démarche modélisatrice présentait certaines zones aveugles qu’il convient aujourd’hui d’éclairer (voir chapitre 4, notice 3) cependant les grands enseignements qu’ils propose concernant l’évolution du système planétaire apparaissent particulièrement édifiants lorsqu’on les considère un demi-siècle plus tard. La population et la production ont cru considérablement à l’échelle de la planète depuis 1972, comme le rapport l’annonçait. Quant aux diverses crises écologiques, il semble bien que notre humanité ait été jusqu’ici incapable de les prendre en charge et d’y apporter une réponse satisfaisante.

Certes World3 ne prend en compte que les moyennes et non la diversité des situations. Cependant si le rapport a vu juste, et si nous sommes tout en haut de la courbe correspondant au scénario par défaut, comme l’indiquait Dennis Meadows récemment1, nous pouvons nous attendre à un déclin important de de la qualité de vie de la grande majorité des humains et de tous les indicateurs écologiques dans les décennies à venir.

1 Remise de doctorat honoris causa, Ecole Normale Supérieure de Lyon, 19 septembre 2022.