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Quelles sont les valeurs idéologiques qui sous-tendent les choix du rapport Meadows et les simulations du modèle World3 ?

Cristina Apetrei et Diana Mangalagiu

1 Qu’entend-on par valeur ?

Kenter et al. (2015) distinguent entre les indicateurs de valeur, les valeurs contextuelles et les valeurs transcendantales. Les indicateurs de valeur sont des « expressions de la valeur dans des unités communément comprises », telles que la monnaie, les notations, les classements, les indices (idem, p.90). Les valeurs contextuelles dénomment des opinions de valeur ou des préférences individuelles qui sont étroitement liées à la situation. Enfin, les valeurs transcendantales sont comprises comme des principes plutôt fixes sur ce qui est important ou doit être préservé. Les valeurs transcendantales sont « détenues », tandis que les indicateurs de valeur sont « assignés ». Mais si les valeurs transcendantales sont relativement stables dans le temps, elles peuvent aussi être affectées par les processus délibératifs et par le contexte culturel plus large. Elles peuvent à leur tour influencer des évaluations quantitatives. Les tentatives d’étudier les valeurs dans les sociétés humaines par le biais d’enquêtes adoptent généralement cette dernière perspective qui sera également la nôtre dans ce chapitre. Toutefois, comme nous allons le voir, la notion d’indicateur de valeur est poreuse à ces principes moraux.

Notre point de départ dans cette notice est de considérer les valeurs (surtout transcendantales) des auteurs et les paradigmes et idéologies de l’époque, qui ensemble ont informé de manière exogène les décisions de modélisation qui ont été prises. Les valeurs contextuelles et indicateurs de valeur sont pour la plupart intégrés dans les équations et la structure du modèle, ils affectent de manière endogène les résultats du modèle et sont examinés dans notice suivante.

2. Les valeurs dans la démarche scientifique

Des systèmes de valeurs exogènes au modèle World3 ont sous-tendu la démarche scientifique elle-même et le cadrage global des enjeux de la modélisation.

Premièrement, les membres du Club de Rome qui ont commandé le projet et le rapport pensaient qu’une prise de conscience des contraintes de l’environnement mondial et des conséquences tragiques d’un dépassement était essentielle pour amorcer de nouvelles formes de pensée qui pourraient conduire à une révision fondamentale du comportement humain et, par implication, de tout le tissu de la société actuelle.

Deuxièmement, les commanditaires et les auteurs du projet comprenaient principalement des intellectuels du Nord et des élites diplômées d’universités de premier plan. L’ensemble implicite de valeurs dans le groupe n’a pas été discuté. Aucun processus participatif n’a été impliqué et le modèle reflète les modèles mentaux des scientifiques. Comme les auteurs eux-mêmes l’ont reflété dans la mise à jour de 30 ans : « Le livre est un modèle de ce qui est dans nos esprits et sa création a modifié ce que nous savons » (Meadows et al., 2004, p.131).

Troisièmement, la manière de formuler le problème est apparue à certains critiques comme celle de riches élites blanches du Nord voulant sauver le monde. Les auteurs ont affirmé leur propre système de valeurs pour un projet mondialiste et holistique et ils ont également rejeté le mode de dépassement et d’effondrement comme indésirable. Bien qu’ils aient élaboré un ensemble de scénarios relativement neutres, en recherchant un « meilleur » résultat que celui du scenario standard du modèle, ils ont implicitement défini leur propre objectif pour le système : la durabilité. Au chapitre 5, ils ont identifié un scenario du modèle qui représentait un système mondial qui est : 1) durable sans effondrement soudain et incontrôlable ; et 2) capable de satisfaire les besoins matériels de base de tous les humains. Ces deux exigences intègrent des valeurs transcendantales spécifiques qui peuvent ne pas être partagées ou respectées par tout le monde. Les politiques testées dans les scenarios comprenaient des changements technologiques et de valeurs, mais elles supposaient que les États et les marchés continuaient de fonctionner dans les limites de la démocratie et dans un monde en paix.

Un autre aspect important est que toutes les hypothèses fondées sur les valeurs que les auteurs ont pu intégrer dans l’élaboration de divers scénarii, concernaient ce qui pourrait se produire jusqu’à ce que les variables du modèle atteignent leurs niveaux maximaux. Bien que les résultats montrent que ces variables s’effondrent, aucune déclaration n’a été faite dans le texte pour attribuer des valeurs sur la façon dont les sociétés devraient se comporter au cours de ce processus. De plus, un malentendu courant a été que les scénarios représentaient des prédictions, alors que les auteurs ont affirmé à plusieurs reprises que la créativité et la détermination humaines pouvaient changer la trajectoire du système en faisant les choses différemment.

3. Les valeurs dans l’intention du modèle World3

Au-delà du contexte politique et économique dans lequel l’étude a été commandée, divers paradigmes qui dominaient le monde réel ont influencé la conception et les objectifs (l’intention) du système modélisé.

Par exemple, l’idée que la croissance est « bonne » était un élément fondamental du système de valeurs dans le monde réel lorsque le modèle a été créé. Par conséquent, l’hypothèse sous-jacente à la plupart des scenarios du modèle (à l’exception de ceux du chapitre 5 du rapport) était que « la croissance de la population et du capital se poursuivrait jusqu’à ce qu’elle atteigne une certaine limite naturelle » (Meadows et al., 1972, p.142-143). Les auteurs ont explicitement reconnu cela comme une valeur inhérente au modèle social représenté dans les scenarii. Or cela se traduirait toujours par le système allant au-delà de sa limite puis s’effondrant.

Ce n’est qu’en défiant l’objectif de croissance du système que l’effondrement pourrait être évité et les variables du modèle stabilisées à long terme. Bien que l’orientation matérielle du modèle ait été critiquée, le message clé du rapport concernait la nécessité d’un changement fondamental des valeurs dans la société, si l’on voulait atteindre la durabilité. Notons qu’il s’agissait d’une proposition valable en 1972, mais les auteurs ont soutenu entre-temps qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’éviter des baisses radicales des variables représentées dans le modèle (Meadows et al., 2004).

Un autre paradigme contesté par le modèle World3 était que de nouvelles ressources seraient trouvées, ou que l’innovation et le progrès technologique résoudraient tout. L’étude a montré que de tels correctifs arriveraient trop tard et créeraient des externalités négatives ailleurs.

En guise de message d’espoir, les auteurs ont souligné qu’il n’y avait aucune raison pour qu’une productivité plus élevée, plutôt que d’alimenter indéfiniment la croissance de la population et du capital, ne puisse pas être utilisée pour augmenter le niveau de vie grâce à des biens et services immatériels – une proposition qui rejoint les discussions contemporaines sur le découplage relatif et absolu. Cependant, toute déclaration de ce genre doit être comprise au niveau mondial agrégé, niveau auquel le modèle a été élaboré.

En réalité, les différents niveaux de développement d’un pays à l’autre, ainsi que l’évolution de la justice sociale et politique, brossent un paysage plus complexe des changements de valeurs qui pourraient être normativement attendus dans chaque société et des voies disponibles pour créer de tels changements. C’est précisément avec cette conscience à l’esprit que les auteurs ont explicitement déclaré : « […] étant donné l’hétérogénéité de la société mondiale, des structures politiques nationales et des niveaux de développement – les conclusions de l’étude, bien que valables pour notre planète dans son ensemble, ne s’appliquent pas en détail à un pays ou une région en particulier » (Meadows et al., 1972, p.188).

4. Les valeurs dans la conception du modèle World3

Dans le monde réel des valeurs sont également intégrées dans la manière dont on structure les interactions sociétales, les institutions, les flux d’informations, dont on définit le pouvoir. Cet environnement social et culturel, à son tour, se traduit dans le modèle par un ensemble de relations prédéfinies. Par exemple, les flux d’informations et le discours publique à l’époque renforçaient l’idée que la croissance économique était nécessaire au nom de l’égalité et de l’équité. Cela justifiait la croissance comme objectif. La restructuration des flux d’informations dans le monde réel remettra en cause cet objectif, en apportant une nouvelle compréhension du fait qu’en réalité, la croissance de la population et du capital creuse l’écart entre les riches et les pauvres à l’échelle mondiale.

Le modèle World3 n’inclut pas explicitement d’éléments sociaux et de gouvernance, car les auteurs se sont principalement concentrés sur le monde matériel. En tant que tel, il n’y a pas de représentation de l’auto-organisation du monde, ni de l’apprentissage endogène, de l’émergence d’institutions ou du changement de règles. Cependant, au niveau de la conception du modèle, les auteurs ont testé un certain nombre de changements des valeurs nécessaires dans la société pour éviter l’effondrement, comme en témoignent l’ajout de certaines politiques ou la modification de certaines des hypothèses du modèle.

Dans l’un des scenarios du modèle (Meadows et al., 1972, Figure 46, p. 165), diverses politiques technologiques et de régulation de la croissance sont mises en œuvre pour produire un état d’équilibre. Il s’agit notamment de stabiliser la population et le capital industriel en équilibrant les entrées et les sorties, en réduisant la consommation de ressources par unité de production industrielle et en augmentant la durée de vie du capital industriel grâce à une meilleure conception ou à la valorisation des réparations. Pour contrecarrer certaines des externalités de ces politiques, des changements de valeurs sociétales sont supposés et modélisés. Par exemple, les auteurs soulignent qu’une « grande valeur est accordée à la production de nourriture suffisante pour tous », dont la mise en œuvre dirige plus de capital vers la production alimentaire. Cela implique des valeurs transcendantales liées à l’équité et à la justice sociale. De même, les politiques agricoles qui donnent la priorité à l’enrichissement des sols sont nécessaires pour contrôler la pollution – un alignement avec la valeur de Schwartz (1999) de « protection de l’environnement ». Enfin, les préférences sociétales se détournent des biens matériels vers des services tels que l’éducation et les établissements de santé.

D’autres scénarii impliquent l’accès à et l’utilisation d’un contrôle des naissances efficace à 100%, la réduction de la taille moyenne souhaitée de la famille à deux enfants ou le maintien de la production industrielle par habitant au niveau de 1975 en détournant le capital de la production de biens matériels.

Ces différents scénarii permettent une exploration des résultats du modèle selon différentes règles, on explore donc différentes conceptions de système. Cependant, nous devons noter que les changements à ce niveau sont nécessairement soutenus par des changements au niveau de l’intention du modèle, car la simple idée de « stabiliser » le système implique un objectif autre que la croissance.

Enfin, toute modification des valeurs qui affectent le modèle de manière exogène se répercute inévitablement, par le biais de l’intention et de la conception du système, sur les niveaux des boucles de rétroaction et des paramètres, influençant les choix des équations mathématiques, des paramètres et de leurs relations mutuelles (voir notice précédente).

Kenter, J. O., O’Brien, L., Hockley, N., Ravenscroft, N., Fazey, I., Irvine, K. N., Reed, M. S., Christie, M., Brady, E., Bryce, R., Church, A., Cooper, N., Davies, A., Evely, A., Everard, M., Fish, R., Fisher, J. A., Jobstvogt, N., Molloy, C., . . . Williams, S. (2015). What are shared and social values of ecosystems? Ecological Economics, 111, 86–99. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2015.01.006

Meadows, D. H., Meadows, D. L., & Randers, J [Jorgen]. (1972). The Limits to Growth: A report for the Club of Rome’s project on the predicament of mankind. Universe Books.

Schwartz, S. H. (1999). A theory of cultural values and some implications for work. Applied Psychology, 48(1), 23–47.