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Quelles sont les conceptions de l’histoire et des régimes d’historicité implicites et explicites dans le rapport Meadows ?

Sophie Wahnich

Une question rétrospective

Il est presque certain que cette question, l’équipe de Denis Meadows, ne se la soit pas posée dans ces termes. Mais dans les années 1970 la conception archéologique de l’histoire chère aux structuralistes est aux prises avec une conception plus dialectique ou plus marxiste de l’histoire, où, si l’humanité ne décide pas pleinement de ce qu’elle vit, elle en est quand même l’actrice plus ou moins consciente, plus ou moins libre. Dans cette notice nous allons essayer de montrer comment les hypothèses et les résultats du rapport Meadows sont tributaires de cette tension entre deux conceptions de l’histoire humaine.

Dans le premier cas l’histoire n’avance ni ne recule mais fabrique des séquences discontinues, dépendantes de conditions épistémologiques ce que Michel Foucault appelle une épistémè. Ainsi pour Michel Foucault, il n’y a pas de « progrès » dans le processus culturel au cours de l’histoire, les changements sont produits par le passage d’une épistémè à une autre. Ces passages ne sont pas dus au perfectionnement des savoirs, mais dépendent « d’événements culturels assez indéterminables, de discontinuités énigmatiques »1. Au sein de chacune de ces séquences, les sociétés ne cherchent pas à se transformer mais à s’ajuster à des contraintes. « On pense à l’intérieur d’une pensée anonyme et contraignante qui est celle d’une époque et d’un langage.»2 Cet ajustement constitue l’histoire froide, c’est-à-dire une histoire où il n’y a pas de visée transformatrice mais au contraire une volonté de persévérer dans une société immuable où le passé ressemble au présent qui doit ressembler au futur. Dans ce cadre la société vise une continuité et ne peut s’intéresser au seul présent car elle vise ce futur immuable et travaille à cet effet. Cependant in fine quand Foucault revient sur cette discontinuité, il « s’efforce au contraire de monter que la discontinuité n’est pas entre les événements un vide monotone et impensable, qu’il faudrait se hâter de remplir (deux solutions parfaitement symétriques) par la plénitude morne de la cause ou par l’agile ludion de l’esprit ; mais qu’elle est un jeu de transformations spécifiques, différentes les unes des autres (avec, chacune, ses conditions, ses règles, son niveau) et liées entre elles selon les schémas de dépendance. L’histoire, c’est l’analyse descriptive et la théorie de ces transformations. »3 En bref les transformations ne peuvent être rapportées à un activisme que ce soit celui de la Révolution sociale ou de l’écologie politique pour nous, ni être le produit d’une pensée qui viendrait combler le vide. Comme savants et comme être politiques nous ne jouons pas un rôle plus important que d’autres dans l’histoire, nous participons à un jeu plus complexe.

Mais à ce titre la pensée Foucaldienne finit par rejoindre avec d’autres mots celle plus marxiste de la raison dialectique qui ne fait pas non plus du sujet politique et savant un être pleinement souverain.

Dans cette seconde conception de l’histoire, l’humanité vise le progrès, c’est-à-dire en situation de rareté économique jamais dépassée, un mieux vivre. Il s’agit alors de prendre appui sur les contradictions vécues pour se transformer4. Si elle abandonne cette tâche en récusant sa liberté, l’humanité peut régresser en une société devenue passive, c’est-à-dire complètement dépendante de routines de sens appelées également « idéologie»5. Cette passivité est une situation de non liberté, par absence d’usage de cette liberté humaine. L’humanité peut alors régresser à une absence totale de conscience historique et ne vivre qu’au présent. C’est alors que la société peut être qualifiée de présentiste6. Elle ne se préoccupe ni de son passé ni de son avenir. A contrario une société émancipée est tendue vers son « mieux vivre » et investit donc autant le passé des champs d’expériences à reproduire ou au contraire à éviter, que son présent qui témoigne de son vécu de liberté ou d’oppression, que de son futur qui constitue l’horizon d’attente des individus composant l’humanité présente. Si l’horizon est inquiétant les individus peuvent s’en détourner et préférer ne vivre qu’au présent. Retour au présentisme. Dans ce régime historique, il peut donc y avoir progrès ou régression mais ce sont les hommes qui en sont les acteurs. In fine Jacques Derrida pourra dire il y a ce qui nous arrive (des météorites par exemple) et ce qui arrive par nous (le changement climatique, la sixième extinction, l’épuisement des ressources matérielles, l’incapacité à maintenir l’état social etc, ou la révolution sociale et politique, le changement de mode de vie etc).

Or le rapport Meadows pense à sa manière ces différents régimes d’historicité et de vécus historiques.

Une question analytique

Ces différentes manières d’appréhender le temps avec en plus l’idée tout à fait originale que le temps pourra manquer, sont présentes dans le rapport Meadows, ce qui fait des catégories que nous venons de décrire, des catégories analytiques du rapport.

Le rapport investit le futur. Ce futur en est même la visée. La logique du rapport n’est donc pas liée à une histoire archéologique mais plutôt dynamique et dialectique : le saut vers le futur se pense depuis le présent (une situation celle des trente glorieuses) et le passé (les données utilisées). Le rapport tente ensuite dans son fonctionnement de penser des contradictions pour soit simplement les décrire, soit les résoudre. Il ne prétend pas évidement savoir quel sera le futur et donc laisse aux êtres humains leur liberté d’agir ou de ne pas agir en examinant de nombreux scenari. Or les différents scenari permettent de mettre en lumière différents régimes d’historicité et d’articuler ainsi le devenir de l’humanité à ses manières de faire certes avec la matière mais aussi avec le temps.

Le premier scenario « business as usual » est celui où l’idéologie du capital et de la croissance conduit à rétrécir le champ de vision sur un présent comme s’il était immuable. Les contradictions sont celle de besoins infinis avec des ressources finies et pourtant rien ne se transforme. C’est un régime d’inertie où ceux qui pensent qu’il faut agir sont quantité négligeable. C’est une sorte de présentisme. Un présentisme qui essaie de convaincre qu’il n’y a que du présent, que le passé comme le futur sont inaccessibles. Ce présentisme n’est pas pour autant la tradition où le futur est connu puisqu’il doit ressembler au présent. Ici tout un chacun sait que le futur va différer du présent mais refuse de le penser car ce serait trop inquiétant.

Il mène à l’effondrement. On peut effectivement parler d’une « tyrannie du présent »7 qui pour être défaite suppose de rouvrir le futur.

Puis le rapport propose toute une série de modèles où les variables changent en optant pour plus d’optimisme sur la finitude ou la capacité à diminuer population ou pollution. On réussit à résoudre certaines contradictions mais sans envisager toutes les interactions dans un monde global. Sans entrer ici dans les détails, ces actions humaines insuffisantes, car ne prenant pas en compte toutes les boucles de rétroactions dites positives (non en termes moral mais bien chiffrées car elles produisent des accélérations inattendues ou impensées de négativités) ne font que différer les effondrements. Le régime d’historicité serait celui du progrès mais en partie aveugle aux effets induits par la croissance, comme la pollution, la croissance démographique, l’érosion des sols, etc) .

Seul le scénario 9 échappe à l’effondrement. Il est celui d’une volonté de stabiliser le système et donc de produire un tableau de contrôle des naissances, de l’usage des ressources, de l’usage du capital, de l’usage des sols. Il conduit non seulement à une absence d’effondrement mais encore à un mieux vivre. Mais pour prendre la décision de ce contrôle, il faudrait une révolution épistémique et sociale, qui relève de la pensée du progrès : savoir améliorer la vie en tenant compte de la finitude. Cette amélioration de la vie repose à la fois sur un certain usage de la technologie et un maintien, voire une amélioration de l’État social (éducation, santé, recherche) et de l’alimentation. Il n’y aurait pas d’extinction du règne animal car la pollution serait réduite. Véritable régime de progrès donc à la fois moral, matériel et politique pour qu’on ait pu à l’échelle de l’humanité se mettre d’accord sur des manières d’agir.

Mais chose intéressante, pour maintenir cette conquête, il faudrait passer en régime d’histoire froide, au moins pour la vie matérielle, faire en sorte que le système s’auto-reproduise à l’infini. Pour pouvoir penser cette utopie littérale faire de l’infini avec des ressources finies, il faut penser un recyclage permanent des ressources finies, mais en pratique, même un recyclage de 70% de l’essentiel des matériaux utilisés est très difficile à réaliser. Il ne s’agit pas forcément non plus d’une économie circulaire, par contre c’est une société économe, c’est-à-dire où l’utilisation des ressources est réellement efficace (objectif atteignable à partir du moment où la recherche du profit n’est plus l’objectif cardinal. Dans un tel cadre, les gains de productivité des ressources peuvent être considérables. Ils ne sont pas atteints dans le régime capitaliste parce que maximiser l’efficacité de l’usage des ressources et maximiser les flux de revenus sont des contraintes contradictoires. Le rapport montre que les gains d’efficacité possibles dans l’usage des ressources permettraient de maintenir une société avec un niveau de confort raisonnable, celui des années 1960 ou 1970, pendant des temps très longs (milliers d’années au minimum) y compris en tenant compte de la disponibilité décroissante des ressources minérales non renouvelables et non totalement recyclables.

Le modèle de temps comporte pour les matières recyclées une dimension circulaire, pour les matières économisées, un rythme lent et pour le reste de la vie sans doute un rythme plus soutenu. En effet rien n’empêche que du côté idéel, esthétique et spirituel, la ligne du temps soit celle du progrès. Les formes de régime politique ne sont pas alors déterminées par la vie matérielle, car celle-ci serait résolue dans un régime certes de rareté mais stabilisée en adéquation avec la population mondiale elle-même stabilisée. Notons cependant que cette question du régime politique est à la fois en amont et en aval de cette stabilisation.

Une question prospective, se donner ses propres lumières

Mais le modèle parce qu’il pense les boucles de rétroaction permet de penser des actions à l’endroit même où nos savoirs ordinaires, entendons sans modélisation systémique, ne nous permettent pas de réagir en temps et en heure. Il tente de donner des Lumières à l’humanité à l’endroit même où sa liberté sans savoir supplémentaire ne lui permet plus d’être libre, en bref le modèle travaille le « pratico-inerte » de Sartre sur un mode prospectif. Sartre entend par « pratico-inerte », tout ce qui conditionne les subjectivités que ce soient leurs expériences propres, mais aussi toutes les expériences de l’humanité accumulées et qui travaillent dans leurs dos, les acteurs. Les idées, les formes, les lieux, la matière ouvrée, tout cela produit une sorte de structure présente et agissante dans chaque sujet sans qu’il le sache. Le dit sujet n’est donc pas libre car il dépend de ce pratico-inerte. Être lucide chez Sartre c’est tenter de se libérer du pratico-inerte donc le connaître, le critiquer, l’évaluer, l’utiliser aussi. Or c’est bien ce que se propose de faire ce rapport Meadows. En cela il est dans une grande liberté face aux manières de faire avec le temps dans une conscience que notre futur dépend de choses que nous ne maitrisons pas naturellement qui se font à notre insu dans la structure des sociétés, leur idéologie mais aussi les interactions multiples entre secteurs économiques et sociaux, et que cet insu produira du passé indissoluble dans le présent et le futur. Le rapport pense des processus qui mènent à l’impossibilité d’agir, un poids maximum du pratico-inerte qui parce qu’il affecte notre vie dans sa matérialité à l’échelle terre conduit au dépassement de la capacité de charge de la planète (ce qu’on appelle par exemple l’empreinte écologique de nos jours, qui est l’une des composantes importantes de cette capacité de charge) et de l’oscillation à l’effondrement. Le dépassement témoigne de notre pratico-inerte, on devrait s’arrêter mais on en est incapable, l’oscillation du moment où l’on pourrait encore tenter des gestes de liberté, l’effondrement quand c’est trop tard qu’on ne peut plus agir même collectivement.

Cette conception de l’histoire complètement arc-boutée aux questions matérielles peut s’ajuster aussi bien aux visées d’inspiration marxiste que libérale, mais ce n’est pas une conception de l’histoire métaphysique, elle vise un matérialisme dialectique complexe et à ce titre elle appartient bien aux années 1970 encore empreintes de marxisme et d’un temps dialectique. Mais l’équipe du MIT réunit autour des Meadows est avant tout américaine et elle croit à la perfectibilité de l’être humain selon les préceptes de Thoreau qui refuse le superflu et vise un idéal de dépouillement. Est présenté comme superflu tout ce qui se mesure en termes d’abondance, de vanité, d’inutilité et d’aliénation, non seulement les biens matériels et les éléments du confort domestique, mais aussi le travail à fournir pour leur acquisition, autant que les inventions technologiques couramment considérées comme progrès de la civilisation. Est superflu non pas le contraire du nécessaire, mais une dérive qui éloigne de l’essentiel vers des marges vaines, inutiles et étymologiquement dispensables. Un critère quantitatif semble décider du qualitatif pour conduire à une évaluation largement négative.

Chez Thoreau déjà, il s’agit d’appuyer les préceptes sur un chiffrage avec comptes et statistiques, dans un souci de crédibilité mais aussi pour parodier les économistes. « Economy » est le mot clé.

Le texte de Thoreau, Walden, s’il contient les éléments d’une critique sociale, s’intéresse peu aux structures de classe et aux fondements économiques en tant que tels. Il revient à la morale individuelle et à la responsabilité de chacun de construire librement son propre destin, comme il construit lui-même « délibérément » sa maison. Il chiffre le coût de chaque chose en années de travail, c’est-à-dire en énergie vitale, en temps de vie et s’attaque donc au travail, valeur fondamentale de la culture américaine s’il n’offre pas de progrès réel : une meilleure vie, moins aliénée. Or dans le rapport on constate la présence d’une forme de libre arbitre contraint à l’intérieur d’un espace structurel relativement rigide, mais qui laisse beaucoup de liberté d’action si chacun s’en saisit.

L’université américaine en général qui s’organise en campus souvent éloignés des grandes villes, le MIT et le rapport Meadows en particulier sont de fait héritiers de cette histoire retrouvée dans les années 1970 d’un mythe américain ancien : la vertu humaine comme compétence des individus à perfectionner l’humanité.

1 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p.229)

2 Entretien de Michel Foucault avec Madeleine Chapsal, La quinzaine littéraire, mai 1966.

3 Michel Foucault « Réponse à une question », Dits et écrits, volume 1, Gallimard, 1994, p. 680.

4 Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960.

5 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, rédigé en 1845-1846, publié la première fois en 1932.

6 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Gallimard, 2003.

7 Jerôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018, Paris.