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Pourquoi l’influence du rapport Meadows a rapidement décliné ?

Antonin Pottier

Le retentissement du rapport Meadows a été exceptionnel. Depuis sa parution dans la première semaine de mars 1972, plus de 30 millions d’exemplaires ont été vendus, dans plus de 30 langues différentes. Ce retentissement international fut très rapide, à l’image des traductions hollandaise, française ou allemande, qui se firent l’année même de sortie de l’ouvrage (dès le 18 mars aux Pays-Bas). En réalité, l’engouement pour le rapport précéda même sa parution, voire son existence. Le livre de Forrester World Dynamics, paru en mars 1971, qui présentait la méthodologie de l’analyse de système et le modèle mondial World 2, et posait les bases des tensions entre croissance, effondrement et stabilisation, avait déjà suscité quelques réactions. Les travaux poursuivis par l’équipe constituée autour de Dennis Meadows attirèrent une attention de plus en plus large. Des résultats préliminaires furent présentés à l’université du Sussex, à Moscou et à Rio de Janeiro dans le courant de l’année 1971. Des membres du Club de Rome firent régulièrement circuler des comptes-rendus des travaux de l’équipe Meadows dans leurs réseaux de connaissances tout au long de l’année 1971. Un brouillon du rapport fuita dans la presse britannique en juin 1971. Aux Pays-Bas, des journalistes s’intéressèrent à ces travaux dès le printemps 1971, donnant en lieu à des articles dans la presse et à un documentaire télévisé et des versions pirates du rapport circulèrent à plusieurs milliers d’exemplaires dans l’hiver précédant sa parution. La frénésie que déclenchèrent les travaux avec World 3 dans un grand nombre de sphères, politiques, administratives et intellectuelles, montre qu’ils répondaient à certaines des préoccupations de l’époque. En fait, le retentissement initial du modèle World 3 et des conclusions qui en dérivent se comprend uniquement dans le contexte d’une montée des préoccupations environnementales dans la décennie qui précède. La décennie 1960, période de prospérité croissante dans les pays occidentaux, vit en effet une vague de contestations sociales, politiques et culturelles, qui portaient en partie sur les dégradations de l’environnement qui accompagnaient comme son ombre cette prospérité. Les travaux scientifiques, les mises en garde intellectuelles et les mobilisations sociales se multipliaient : la pollution, la qualité du milieu de vie, l’abondance des ressources devinrent des préoccupations publiques. L’idée d’une conférence sur l’environnement humain, lancée dès 1968 par le Conseil économique et social des Nations Unies, témoigne de ces préoccupations largement partagées. La tenue effective de cette conférence à Stockholm en 1972 suscita d’ailleurs la publication de nombreux rapport et essais, comme le Blueprint for survival dans le magazine britannique The Ecologist ou Only One Earth de Barbara Ward et René Dubos, dont le message général comme le ton ne sont pas si différents de ceux du rapport Meadows.

Le rapport Meadows toucha donc un public largement sensibilisé aux limites que posent les ressources et les pollutions à la croissance économique forte caractéristique de cette période. La trajectoire de Sicco Mansholt permet d’illustrer comment la lecture du rapport Meadows cristallise une évolution personnelle antérieure à la faveur des facteurs que nous venons d’évoquer. Sicco Mansholt, homme politique néerlandais, commissaire européen à l’agriculture à partir de 1958, est resté célèbre pour avoir adressé au président de la Commission européenne une lettre dans laquelle il tirait les conclusions politiques de sa lecture du rapport (en réalité, d’une version préliminaire). Il y proposait des mesures propres à limiter les naissances mais aussi une réorientation du système économique vers des produits plus durables, non polluants et recyclables. Loin d’avoir été subitement converti par le rapport Meadows, Mansholt lut dans celui-ci la confirmation de ses réflexions entamées quelques années plus haut, lorsqu’il s’inquiétait de la division Nord / Sud, de la hausse de la population, du mécontentement de la jeunesse et cherchait à trouver des issues à ses problèmes. Le rapport Meadows offrit ainsi un langage et une méthode pour parler de problèmes et de méthodes auxquelles beaucoup songeaient, plus ou moins confusément.

Cet extraordinaire bouillonnement qui avait mis le rapport Meadows au centre des conversations fit cependant longtemps feu. Cette disparition hors de l’espace public est à la fois le produit des réactions et des critiques, souvent violentes, adressées au rapport et le reflet du changement des conditions sous-jacentes. Intéressons-nous d’abord aux réactions issues de la sphère académique. Celles-ci montrent la marginalisation du rapport et de la méthode qu’il suivait au sein des disciplines savantes et en premier lieu de la discipline économique.

Un chimiste anglais, John Maddox, joua un rôle important de par la position qu’il occupait comme éditeur de Nature, un des plus prestigieux journaux scientifiques. En 1972, il publiait The Doomsday Syndrome, juste au moment où sortait le rapport Meadows. À mi-chemin entre le pamphlet et l’analyse, ce livre polémiquait contre le mouvement environnemental et l’écologie. Il s’insurgeait contre de prétendus prophètes de malheur et vitupérait Rachel Carson. Les annonces d’une calamité imminente, d’un effondrement à venir, que ce soit par la surpopulation ou une pollution omniprésente n’étaient, pour John Maddox, que de la pseudo-science. Il en appelait à la confiance dans le progrès et dans la science pour améliorer le sort de l’humanité.

John Maddox livrait en avril 1972 une série de trois articles dans Nature « sur l’environnement ». En s’attaquant aux prévisions démographiques, à la rareté des matériaux et à la pollution, il critiquait systématiquement, sans jamais le nommer, le rapport Meadows. Des considérations économiques servirent à minorer la rareté des ressources minérales : la hausse de prix devait autant permettre de découvrir de nouveaux gisements, qu’à réduire l’utilisation et promouvoir le recyclage. Ainsi, les quantités physiques absolues jouaient un rôle mineur à côté des considérations de coûts. Pour la pollution, Maddox se plaisait à souligner la variété des menaces avancées, et les incertitudes qui ne faisaient de ces menaces que des conjectures lointaines. En le lisant, on pouvait se dire qu’avec un peu de chance, toutes ces menaces se révèleraient infondées, inexistantes, et comme Maddox martelait qu’elles n’étaient pas imminentes, qu’il serait toujours temps de s’en occuper plus tard. Ce sentiment contrecarrait efficacement un des messages du rapport Meadows qui insistait sur la nécessité d’anticiper ces menaces.

De manière générale, les réactions furent surtout virulentes chez les économistes et l’on peut dire que leur parole contribua grandement à discréditer le rapport Meadows. Plusieurs raisons peuvent rendre compte de cette prévalence des réactions négatives chez les économistes. D’une part, le rapport fut perçu comme un retour à Malthus, pour qui les limites à la productivité agricole devaient conduire à un état stationnaire. Les thèses du révérend Thomas Malthus, qui valurent en leur temps à l’économie le nom de dismal science, étaient largement refusées comme pessimistes et erronées. Les références quasi-systématiques à cet économiste dans les critiques adressées au rapport Meadows semblent remplir une double fonction : elles servent de substitut à l’analyse, le nouveau étant jugé à partir du connu, et agissent comme un jugement disqualifiant, convoquer Malthus servant de repoussoir. L’usage de l’ordinateur revint également dans de nombreuses contributions. Gage d’une nouvelle approche intégrée pour ses défenseurs, il fut surtout largement critiqué comme une boîte noire et comme l’équivalent d’un oracle numérique auquel il conviendrait de se soumettre. Loin d’être anodin, l’ordinateur renvoyait à la venue d’une analyse quantifiée qui concurrençait les économistes sur leur propre terrain. La rigueur qui semble émaner de toute estimation chiffrée se retournait contre eux et ils ne purent donc que réagir à la conquête d’une position symbolique qu’ils étaient jusqu’alors seuls à occuper. Toutefois, le nœud de l’affaire semble être l’attitude face à la croissance. En appelant à une stabilisation du système par la fin de la croissance industrielle, le rapport Meadows s’attaquait frontalement à une croyance devenue centrale chez les économistes, celle d’une croissance économique désirable. Cette manie de la croissance (growthmania), la recherche de taux de croissance toujours plus élevés, n’était pas si ancienne, elle ne datait sous cette forme que de l’immédiat après-guerre, mais elle s’était solidement ancrée dans les codes de la profession. Contester la croissance était et reste frapper d’anathème. Les quelques économistes de renom qui se risquèrent à le faire dans ces années-là, comme Nicholas Georgescu-Roegen, finirent ostracisés.

Le rapport Meadows s’interrogeait sur la viabilité du développement occidental, incluant dans un tout population, ressources et pollutions. Les économistes ne répondirent pas à cette vision globale, mais prirent les problèmes un à un. À une analyse systémique, ils préférèrent un découpage analytique.

Sur la pollution, l’attitude générale était à l’attentisme. Rien n’était vraiment préoccupant. À la manière de John Maddox, ils trouvèrent soit que les problèmes de pollution étaient surestimés, soit qu’ils pouvaient être facilement corrigés grâce au mécanisme des prix, en imposant des taxes sur les substances polluantes. Il s’agissait d’un problème mineur d’allocation des ressources à un instant donné qui pouvait être déconnecté de la croissance économique. « Dormez, braves gens », tel était le message, littéral, porté par Wilfred Beckerman (1972), un économiste d’Oxford.

Toutefois la réaction la plus forte porta sur la disponibilité des ressources. Ce fut un tourbillon de critiques qui convergèrent pour nier la possibilité d’un quelconque problème à ce sujet. Beckerman railla tout simplement l’idée de ressources critiques pour l’économie : puisque l’économie se passait très bien de ressources qui n’existaient pas, elle pourrait tout aussi bien se passer des matières premières actuelles. Les économistes mirent en avant le progrès technique et la substitution entre intrants du processus de production, mettant sur le même plan capital, travail, matières premières et énergie. Ils jugèrent que le progrès technique pouvait continuer à croître de manière exponentielle, ce qui signifie qu’une unité de matière pouvait générer un produit économique aussi grand que voulu. Ce n’était là que conjectures, manquant d’appui empirique, mais ces affirmations répétées, formulées dans la langue abstruse de la théorie économique, emportèrent la conviction.

Dans la deuxième partie des années 1970, l’intégration des ressources naturelles dans la théorie de la croissance donna une assise théorique à la disqualification des craintes soulevées par le rapport Meadows. Il s’opéra en fait un subtil déplacement des questions. Les modèles mathématiques qui firent le miel des économistes dans ces années-là furent essentiels. Ces modèles donnaient les conditions de possibilité de différents régimes de croissance. En fonction de la valeur de certains paramètres théoriques, difficilement estimables d’un point de vue empirique, ils montraient une croissance ininterrompue ou bien un fonctionnement ressemblant plus à celui de World3, avec des limites à la croissance. Ces modèles ne donnaient qu’une carte des possibles et seule une analyse empirique aurait pu permettre de conclure quel était le régime pertinent en réalité. Lorsqu’ils présentaient leurs modèles, les économistes insistaient pourtant sur le régime qui maintenait la croissance. Cette simple opinion, masquée derrière un attirail mathématique, acquit le statut d’un jugement scientifique.

Aux interrogations sur les conséquences économiques et sociales d’une rareté croissante des ressources, ce nouveau cadre économique substitua finalement la question de la gestion optimale d’un stock de ressources. La réponse tourna l’attention vers les prix permettant la réalisation de cet optimum et vers les moyens de rapprocher les prix réels des prix d’équilibre, par exemple avec le développement de marchés à terme sur les matières premières. L’atteinte, au moins en théorie, de l’usage optimum des ressources grâce au prix de marché éclipsa les doutes sur la viabilité de la croissance de la production industrielle, considérée dans son ensemble.

Outre ces réactions directes et indirectes qui eurent pour effet d’ériger une digue académique autour du rapport Meadows, des éléments plus contextuels participèrent à rendre obsolètes, ou en tout cas inaudibles, les doutes sur les limites à la croissance. À l’opposé de l’osmose de l’année 1972, le fossé fut bientôt grand entre les problèmes dont traitait le rapport Meadows et les préoccupations de l’époque. Le choc pétrolier de 1973 peut être pris ici comme un tournant.

Si le choc pétrolier de 1973 est parfois interprété comme une confirmation des thèses du club de Rome, quand bien même les causes immédiates de la spectaculaire hausse des prix furent géopolitiques et non géologiques, son effet fut cependant tout autre. Hausse de la facture énergétique, chômage technique et licenciements enclenchèrent une récession de grande ampleur dans les pays occidentaux. Ce fut une rupture par rapport au modèle économique de l’après-guerre. La « crise » occupa les esprits et les énergies et relégua à l’arrière-plan les préoccupations environnementales antérieures. Dans un contexte de pénurie, les réflexions sur la rareté à moyen terme ne pouvaient occuper que peu d’espace par rapport aux efforts faits pour pallier cette pénurie. À court terme, le choc pétrolier signifia un recentrage de l’action politique sur les problèmes immédiats, chaque État faisant cavalier seul, là où le rapport Meadows s’attaquait aux problèmes lointains nécessitant une coopération internationale.

À moyen terme, le choc pétrolier entraîna aussi un profond bouleversement culturel et mit fin à l’agitation de la fin des années 1960. Il poussa à une mutation du capitalisme qui trouva sa forme aboutie dans le néo-libéralisme de la fin des années 1970. Cette mutation récupéra certaines critiques issues de la contre-culture et des mouvements sociaux, comme la critique artiste revendiquant autonomie et liberté face à une bureaucratie étouffante. Au contraire, elle laissa de côté la critique écologique, qui ne trouva donc pas de place dans le nouvel esprit du capitalisme qui s’inventait. Rien ne laissait présager cette disqualification durable de la critique écologiste et les choses auraient bien pu se passer différemment, comme en témoigne l’attrait initial du rapport Meadows dans les sphères dirigeantes. Une autre voie fut prise et le réagencement du cadre organisateur des rapports sociaux autour du marché rendit presque impossible la maîtrise des choix de trajectoire à long terme. Les structures de planification qui auraient pu le permettre tombèrent d’ailleurs progressivement en désuétude. Dans cette nouvelle conjoncture, les interrogations et les réponses développées par le rapport Meadows ne pouvaient plus avoir l’influence culturelle majeure qu’elles avaient eu et ne subsistèrent plus qu’au sein de groupes marginaux.

Le contre-choc pétrolier de la première moitié des années 1980 éloigna définitivement, après une bonne frayeur, le spectre de la pénurie, – du moins le croyait-on. Les analyses du rapport Meadows étaient pour de bon déconsidérées. Selon l’opinion commune, ses thèses étaient tout simplement incorrectes et le rapport ne méritait que du dédain. Il fut de bon ton de se gausser des prédictions de pénurie de diverses matières premières que le rapport aurait fait, pénuries qui n’avaient pas eu lieu. En réalité, le rapport Meadows n’avait pas fait ce genre de prévisions mais ces mises en scène rhétoriques servirent efficacement à le discréditer.

Cela explique sans doute la relative indifférence dans laquelle fut accueillie la réitération de l’analyse, vingt ans après, en 1992, malgré un contexte international favorable avec la tenue de la conférence de Rio, qui vit, entre autres, la négociation de la Conférence-Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique. Avec le rapport Beyond the limits, la nouvelle équipe autour de Donnella et Dennis Meadows prétendait pourtant que l’économie mondiale avait maintenant dépassé les limites écologiques, rendant un effondrement plus que probable. Information importante et qui aurait peut-être méritée un débat, mais les critiques furent aussi rares que les louanges. William Nordhaus (1992) fut l’un des seuls à se donner la peine d’une discussion. Il synthétisa le débat sur les limites en rappelant que les économistes avaient convaincu l’opinion que la disponibilité des ressources ne posait pas de problèmes majeurs à l’économie mondiale. De manière désarmante, il ajouta qu’ils étaient toutefois de plus en plus enclins à prendre au sérieux les limites à la croissance du fait de la pollution — ce qui était précisément un des dangers pointés par le rapport Meadows vingt ans plus tôt ! Il fallut attendre les années 2000, et la montée des inquiétudes liées au changement climatique, pour que le rapport soit à nouveau considéré comme digne d’attention, jusqu’à se voir conférer, dans certains cercles, le don d’avoir prédit avec exactitude la trajectoire de l’économie mondiale jusqu’à ce jour, exercice périlleux auquel le rapport Meadows n’avait pas non plus prétendu se livrer.

Bibliographie

Beckerman, Wilfred (1972). “Economists, Scientists, and Environmental Catastrophe.” Oxford Economic Papers 24 (3), p.327–244.

Meadows, Donella, Meadows, Dennis, Randers, Jørgen (1992). Beyond the Limits : Confronting Global Collapse, Envisioning a Sustainable Future. White River Junction, VT : Chelsea Green Publishing Co.

Merriënboer, Johan van (2014). “Sicco Mansholt and ‘Limits to Growth.’” In Europe in a Globalising World. Global Challenges and European Responses in the “Long” 1970s, Claudia Hiepel (dir.), Baden-Baden : Nomos, p. 319–342.

Nordhaus, William D (1992). “Lethal Model 2 : The Limits to Growth Revisited.” Brookings Papers on Economic Activity no. 2, p.1–59.

Pottier, Antonin (2014). L’économie dans l’impasse climatique: développement matériel, théorie immatérielle et utopie auto-stabilisatrice. Thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Vieille Blanchard, Élodie. Les limites à la croissance dans un monde global – modélisations, prospectives, réfutations. Thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.