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Les controverses de 1972 et leur postérité peuvent-elles nous éclairer sur le débat actuel ?

Élodie Vieille-Blanchard

La publication du rapport des Limites à la croissance a généré de multiples réactions, tant dans le monde politique que dans la sphère académique. Ces réactions, qui étaient principalement d’hostilité, ont débouché sur la formalisation d’un modèle de conciliation entre croissance économique et préservation des écosystèmes, qui a pris forme notamment dans le concept de développement durable. Du prémisse « il y a des limites à la croissance » associé à la conclusion « il faut stabiliser / réduire le volume de la production industrielle », on a glissé insensiblement au prémisse « la croissance économique est néfaste si elle ne prend pas en compte les contraintes écologiques », associé à la conclusion « il faut soutenir la croissance verte / le développement durable ».

Sans tambours ni trompettes, ce modèle idéologique s’est imposé, et il a permis à l’expansion économique de se poursuivre pendant plusieurs décennies à l’échelle de la planète, réchauffant le climat, épuisant les ressources minérales, et réduisant ainsi drastiquement la fenêtre des scénarios permettant d’échapper à la catastrophe écologique. Ce modèle s’est assorti du développement d’outils économiques qui, à l’instar du modèle DICE de Nordhaus, ont pris comme postulat initial la possibilité de mener de front croissance économique et préservation des écosystèmes. Il s’est aussi appuyé sur des indicateurs qui laissaient croire que cette croissance pouvait progressivement se dématérialiser et se délester ainsi de ses externalités écologiques négatives. Quant aux rapports officiels sur le climat, ils apparaissaient jusqu’à récemment imprégnés de l’idée selon laquelle la technologie allait résoudre les problèmes : en réorientant les investissements vers des technologies vertueuses, il serait possible de maintenir nos habitudes consuméristes, mais aussi de mobilité et d’habitat, tout en réduisant drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Ce bain idéologique a permis aux acteurs politiques dominants d’apparaître comme des champions de l’écologie tout en soutenant des objectifs de croissance économique : en somme, d’incarner la start up Nation tout en proposant de « make our planet great again ».

En réalité, les données n’indiquent pas de découplage entre économie et émissions de gaz à effet de serre1, ni de dématérialisation de l’économie. Tout semble indiquer plutôt un déplacement des externalités productives (extraction des ressources, traitement des déchets) hors de notre champ de vision, associé à un décalage temporel de leurs manifestations (dérèglement climatique, effondrement des écosystèmes). Pendant ces quelques décennies de fuite en avant, la situation s’est aggravée. Il a fallu que cette logique absurde se déploie à l’extrême et bute sur ses propres limites pour qu’on se rende compte de son caractère fallacieux.

En parallèle, pendant ce demi-siècle marqué par l’essor du néolibéralisme, les outils conceptuels permettant de donner du sens aux limites à la croissance se sont développés, tels que l’empreinte écologique globale, qui a débouché sur la notion de jour du dépassement, ou les limites planétaires (planetary boundaries), qui déclinent en neuf axes la notion très générale des limites à la croissance, et sont régulièrement évaluées à l’échelle de la planète. Dans cette même période, la critique politique de la croissance s’est structurée, de même que le projet de décroissance. Ces approches proposent aujourd’hui une réflexion fondée non seulement sur le postulat de limites physiques à la croissance, mais aussi sur des exigences de justice sociale et de démocratie2.

Lorsqu’on considère rétrospectivement la portée du rapport des Limites, on ne peut donc pas considérer qu’il ait véritablement généré des controverses explicites au-delà du très court terme. Les conséquences de sa publication ont plutôt consisté d’une part en un rejet vif de l’appel à stabiliser l’économie (rejet ayant débouché sur la formalisation d’un modèle de conciliation entre croissance et soutenabilité), et, d’autre part, dans une temporalité plus longue, en la formalisation scientifique de concepts relatifs aux limites physiques à la croissance, assortie du développement d’un projet politique de décroissance (ou de post-croissance). Mais ces approches contradictoires n’ont pu se confronter au moment de la publication du rapport, pas plus que dans les décennies qui ont suivi. Si des lignes de positionnement contradictoires s’étaient structurées dans la durée, alors l’usage des indicateurs économiques, les visions politiques et les scénarios de transition économique et agricole auraient pu être questionnés. Ce contexte aurait pu permettre l’émergence de propositions plus radicales (au sens étymologique) et véritablement à même d’endiguer la menace écologique, à l’instar du scénario Negawatt à l’échelle française.

Un autre enseignement rétrospectif de l’histoire du rapport des Limites concerne notre capacité à comprendre, intégrer et traduire politiquement les leçons des sciences physiques ou biologiques. Premièrement, les écosystèmes et le climat sont régis par des lois complexes, qui impliquent des phénomènes d’inertie. Même les étudiants hautement qualifiés ne parviennent pas à évaluer correctement l’effet de différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre, en ne saisissant pas par exemple que même si on stoppait complètement les émissions, le climat continuerait à se réchauffer pendant plusieurs siècles3. Dès lors, comment attendre des politiques, qui ont rarement une formation consistante sur le sujet, qu’ils soient capables de saisir de tels enjeux ? Deuxièmement, même à supposer que les éléments scientifiques soient appréhendés intellectuellement par les politiques, rien ne laisse entendre qu’il leur soit facile de les intégrer en profondeur. Le concept de dissonance cognitive, forgé par le psychosociologue états-unien Leon Festinger, permet de rendre compte des mécanismes inconscients que nous développons pour éviter de nous confronter à des faits qui remettent en question nos habitudes ou nos croyances. Ces mécanismes ont été bien étayés pour ce qui concerne la consommation de viande4 : lorsque nous réalisons la souffrance animale générée par nos habitudes alimentaires, nous préférons développer des croyances qui renforcent ces habitudes (que les animaux d’élevage ne souffriraient pas vraiment ; que les protéines animales seraient indispensables à la santé) plutôt que de changer nos pratiques. De tels mécanismes sont également à l’œuvre chez les consommateurs, lorsque leurs modes de vie sont remis en question par des données scientifiques sur l’impact climatique de ces modes de vie5, et tout laisse à penser qu’ils sont accrus chez les décideurs. Si on ajoute à cette donnée les précautions langagières des scientifiques, qui jusqu’à récemment privilégiaient la rigueur scientifique à l’expression d’une alerte, on comprend que rien ne favorise la prise au sérieux des risques écologiques chez les politiques. Troisièmement, lorsque la prise en charge des menaces écologiques risque d’ébranler profondément l’organisation de la société et les rapports de domination qui la sous-tendent, alors les politiques refusent d’appliquer les recommandations qui s’imposeraient. C’est ce qu’illustre par exemple la réduction à peau de chagrin des conclusions de la Convention citoyenne sur le climat par le gouvernement français6.

Fondé sur la démonstration de l’impossibilité physique d’une poursuite de la croissance matérielle du monde, le rapport des Limites n’a pas réussi à opérer de changement des consciences qui soit en mesure d’infléchir les trajectoires économiques et agricoles engagées vers la catastrophe écologique. Les tendances à l’œuvre au début des années 1970 se sont même poursuivies, confortées par des modèles idéologiques qui esquivaient toute critique radicale de la croissance. Rétrospectivement, sur la base de la compréhension des mécanismes psychologiques, intellectuels et politiques qui ont favorisé cette fuite en avant, on pourrait suggérer que d’autres axes soient mis en avant dans la critique du modèle de croissance, qui concernent davantage ses effets présents que ses conséquences à long terme. Tandis que le rapport des Limites proposait une modélisation globale du monde, qui donnait à voir le système planétaire comme une unité, et esquivait par là-même la question des rapports de domination et des inégalités, il est indispensable que les réflexions actuelles articulent pleinement dimension écologique et dimension sociale. Par ailleurs, tandis que le rapport des Limites fondait ses recommandations sur une étude prospective de l’évolution physique du monde, quand bien même il abordait dans son introduction textuelle les effets du modèle de croissance sur les modes de vie, cette critique culturelle de la croissance n’était pas au cœur du rapport. Or le descriptif des effets aliénants du modèle de production-consommation actuel semble particulièrement opérant pour critiquer les fondements de ce modèle et générer un désir de rupture. Au fondement de toute démarche critique et de toute élaboration politique devrait figurer la question « Comment voulons-nous vivre ? », particulièrement féconde pour structurer nos réflexions.

1 https://timotheeparrique.com/le-giec-enterre-la-strategie-de-la-croissance-verte/

2 Schmelzer Matthias, Vetter Andrea, et Vansintjan Aaron, The Future is degrowth, Verso, Londres (2022).

3 Sterman John D. et Booth Sweeney Linda, « Cloudy Skies : assessing public understanding of global warming », System Dynamics Review, vol. 18, n°2 (2002).

4 Gibert, Martin, Voir son steak comme un animal mort, Lux, Montréal (2015).

5 Cohen Scott A., Higham James E.S., Cavaliere Christina T., « Binge flying: Behavioural addiction and climate change », Annals of Tourism Research, vol. 38, n°3 (2011) ; Tobler Christina, Visschers Vivianne H.M., Siegrist Michael, « Addressing climate change: Determinants of consumers’ willingness to act and to support policy measures », Journal of Environmental Psychology, vol. 32, n°3 (2012).

6 https://reporterre.net/Convention-pour-le-climat-seules-10-des-propositions-ont-ete-reprises-par-le-gouvernement