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Le modèle World3 est-il actuellement utilisé dans les débats et décisions politiques des banques centrales ?

Louis Delannoy et Antoine Godin

World3 est un objet fascinant de par son approche et ses conclusions avant-gardistes, toujours plus actuelles 50 ans après leur publication. S’interroger sur son usage dans les sphères politiques est une suite logique à la lecture du rapport qui témoigne d’une curiosité pour la « chose publique » et la représentation du monde par des modèles mathématiques. Avant d’explorer leur utilité, il est primordial de comprendre les limites, tant méthodologiques qu’épistémologiques, de tels outils numériques pour des exercices de prédiction. Les auteurs du rapport Meadows insistent sur ce point en réemployant un dialogue entre Hari Seldon – personnage fictif du Cycle de Fondation d’Isaac Asimov qui cherche à décrire le comportement global des êtres humains à l’aide d’équations – et son empereur Cléon 1er, qu’il nous semble utile de rappeler :

« J’ai cru comprendre que vous croyiez possible de prédire l’avenir. »
Seldon éprouva soudain une grande lassitude. C’était à croire que cette erreur d’interprétation devrait constamment entacher sa théorie. Peut-être n’aurait-il pas dû présenter son article.
« Non, pas exactement, répondit-il. Ce que j’ai fait est bien plus limité. […] J’ai seulement démontré qu’en étudiant la société humaine, il est possible de choisir un point de départ et de faire des hypothèses appropriées qui supprimeront le chaos. Cela permettra de prédire l’avenir, non pas en détail, bien sûr, mais dans ses grandes lignes ; pas avec certitude […] »
L’Empereur, qui l’avait écouté avec attention, remarqua : « Mais cela n’équivaut-il pas à une méthode pour prédire l’avenir ?

Si tous les modèles sont faux, certains sont utiles dixit George Box ; et cela est particulièrement vrai pour ceux qui permettent de guider ou analyser l’effet de mesures politiques. Parmi les organismes en étant les plus friands se trouvent les banques centrales, institutions responsables de la politique monétaire du pays ou de l’ensemble de pays qu’elles représentent tout en étant partiellement ou totalement indépendantes du pouvoir politique national. Leur mandat varie mais, dans l’ensemble, englobe le contrôle de l’inflation, la gestion de la stabilité financière (élément de plus en plus prégnant dû à la financiarisation de l’économie1), la gestion des taux de change (principalement dans les pays du Sud) ou la visée du plein emploi (surtout pour la Fed, banque centrale des Etats-Unis). Divers leviers d’action plus ou moins conventionnels existent pour atteindre ces objectifs : la fixation des taux d’intérêts directeurs2, les opération d’open market (l’achat d’actifs pour contrôler les taux d’intérêt), l’échange de devises sur le marché des changes, la supervision de la bonne application des règlementations bancaires, le rachat massif d’actifs financiers (assouplissement quantitatif, ou quantitative easing), la distribution de monnaie directement aux agents économiques3 (hélicoptère monétaire, ou helicopter money), etc.

Les banques centrales utilisent divers modèles mathématiques4 pour anticiper les dynamiques économico-financières et étudier l’effet des politiques envisagées ou mises en place (dans un horizon de quelques semestres au maximum). Les résultats obtenus sont pondérés, notamment au travers des analyses d’experts, mais le choix des modèles initialement retenus résulte d’une hégémonie idéologique profonde. La plupart émanent d’une école de pensée unique : la nouvelle économie keynésienne (représentée par Paul Krugman, Gregory Mankiw, Olivier Blanchard, etc.). Née dans les années 1980, cette école voit sa supposée primauté largement remise en cause à partir de 2007-08 alors que ses modèles ont été incapables d’anticiper la crise financière, au contraire de certains modèles hétérodoxes (Bezemer, 2009, Keen, 2014, Christiano et al., 2018 ; Stiglitz, 2018).

Si les pratiques des banques centrales ont radicalement évolué, devenant de plus en plus non conventionnelles5, les modèles n’ont, eux, subi que des corrections à la marge6 (Carré et al., 2013 ; Johnson et al., 2018). Les approches hétérodoxes, en particulier les modèles Stock Flux Cohérent (SFC) représentatifs du courant postkeynésien, restent en général mises de côté. Seuls quelques modèles microéconomique multi-agents sont incorporés de façon marginale, alors que les banques centrales du Canada ou de l’Angleterre ont par exemple eu recours dans les années 1980 à des modèles flow of funds à la Tobin7, ancêtre des modèles SFC actuels. Les IAMs (Integrated Assessment Models), potentiels héritiers de World3, sont plus à mêmes d’être regardés mais leur utilisation reste confinée aux analyses des risques climatiques (NGFS, 2021). Et force est de reconnaître que le modèle World3 reste tout bonnement pas connu, pas analysé et, donc, inutilisé par les banques centrales.

Les racines politiques du modèle World3, remontant au le Club de Rome, ont été les premières barrières à sa diffusion. L’approche en dynamique des systèmes, le vocabulaire employé et l’absence de cœur économique comparable aux modèles existants, ont continué d’ériger le mur séparant le modèle des économistes des banques centrales. La cause principale de son mépris réside toutefois dans les critiques acerbes, bien qu’erronées, de la part d’économistes établis, abondamment reprises par la suite et provoquant une levée de boucliers de l’école de pensée dominante. Un exemple parmi d’autre est le manquement déontologique de l’Economic Journal qui après avoir publié la critique de William D. Nordhaus, alors jeune professeur à Yale, refuse la réponse de Jay W. Forrester, auteur du modèle World2 et professeur au MIT en lien avec l’équipe Meadows. Celui-ci se retrouve obligé de la publier dans le moins connu et moins prestigieux Policy Sciences. Ces critiques ont été amplifiées au sein des banques centrales, où l’effet de réseau est prédominant du fait de la taille restreinte des équipes de modélisation.

Un autre élément à considérer est que les banques centrales se concentrent sur une perception économique et financière de court et moyen terme, sans grande préoccupation des fondements environnementaux ou biophysiques qui sous-tendent les activités économiques. Les modèles systémiques mettant en lumière les fondations biophysiques de l’économie comme World3, se retrouvent dès lors conceptuellement très éloignés. Ce problème n’est bien sûr pas inhérent aux banques centrales mais à l’école économique dominante, dont les institutions ne sont que le reflet.

Mais la raison centrale de son absentement n’est sans doute pas à rechercher là. Même en imaginant une absence totale de biais idéologique, par exemple en supposant que les banques centrales n’aient pas pour objectif premier la stabilité des prix mais la préservation de l’environnement, le modèle serait inutilisable pour elles car il est avant tout global. Il ne spatialise aucun phénomène et ne peut donc rien dire de spécifique au niveau des différents pays, alors que les banques centrales sont nationales. Cette contradiction d’échelle ne peut en faire qu’un objet sans doute bon à penser, mais pas immédiatement fonctionnel. De plus, World3 ne vise pas à des projections macroéconomiques de court, moyen ou long terme, mais à mettre en évidence que ce qui contrôle l’évolution globale, c’est la structure des boucles de rétroaction ; ce type d’analyse ne dit rien en soi sur la déclinaison des objectifs à viser en termes de politique monétaire et financière. On pourrait rétorquer que World3 aurait pu être adapté, mais c’est oublier que les modèles ne sont pas universels : leur structure et les informations qu’ils produisent sont totalement liés à la question qui a présidé à leur élaboration. Il est exceptionnellement rare qu’un modèle conçu pour une question particulière puisse répondre à une autre question particulière, même dans le même champ, et ici ce n’est même pas le cas (le modèle n’a pas été conçu pour répondre à des questions monétaires et financières).

Pourtant, les banques centrales ne sont pas tout à fait sourdes aux enjeux globaux et commencent à adopter des modèles permettant d’analyser les interdépendances entre environnement et économie, dans une perspective de soutenabilité faible (admettant la substitution entre les stocks de capitaux). Notons par exemple le lancement fin 2017 du réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier (NGFS8). Le climat et la biodiversité, dans une approche par les risques (de transitions ou physiques) ont récemment fait l’objet de travaux spécifiques tout en restant proche du dogme l’économie orthodoxe (fonctions de dommages, exercices de downscaling statistique, etc.), ce qui reste problématique (Campiglio et al., 2018). Les banques centrales des pays du Sud, malheureusement plus à mêmes d’être touchés par le dérèglement climatique alors que moins responsables, sont sur ce point parties prenantes de ces initiatives.

Les institutions ont vu leur mandat évoluer de nombreuses fois dans leur histoire mais restent hiérarchiques, à forte inertie et soumises à un effet de réseau non-négligeable. Ce dernier facteur permet de mettre en évidence l’espoir qui réside dans un changement radical d’idéologie dominante car si la BRI (Banque des Règlements Internationaux, aussi surnommée banque centrale des banques centrales) ou le FMI (Fonds Monétaire International) embrassait la soutenabilité forte, quelle banque centrale oserait sortir du rang et ne pas faire de même ? Reste maintenant à pousser et entretenir ce changement, en soutenant notamment les approches hétérodoxes et rappeler les limites des modèles vis-à-vis de la vraie vie.

Références

Bezemer, D. (2009): “No One Saw This Coming”: Understanding Financial Crisis Through Accounting Models. SOM Research Reports; Vol. 09002. University of Groningen, SOM research school. https://www.rug.nl/research/portal/files/2646456/09002_Bezemer.pdf

Campiglio, E., Dafermos, Y., Monnin, P., Ryan-Collins, J., Schotten, G., & Tanaka, M. (2018). Climate change challenges for central banks and financial regulators. In Nature Climate Change (Vol. 8, Issue 6, p. 462‑468). Springer Science and Business Media LLC. https://doi.org/10.1038/s41558-018-0175-0

Carré, E. ; Couppey-Soubeyran, J. ; Plihon, D. & Pourroy, M. (2013). Central Banking after the Crisis: Brave New World or Back to the Future? Replies to a questionnaire sent to central bankers and economists. CES working paper. http://doi.org/10.13140/RG.2.1.2755.4969

Christiano, L.J. ; Eichenbaum, M.S. & Trabandt, M. (2018). On DSGE Models. Journal of Economic Perspectives, 32 (3): 113-40. https://doi.org/10.1257/jep.32.3.113

Dietsch, P., Claveau, F., & Fontan, C. (2019). Les banques centrales servent-elles nos intérêts ? Raison d’Agir.

Johnson, J. ; Arel-Bundock, V. & Portniaguine, V., (2018). Adding Rooms onto a House We Love: Central Banking after the Global Financial Crisis. Public Administration, https://doi.org/10.1111/padm.12567

Lavoie, M., & Fiebiger, B. (2018). Unconventional monetary policies, with a focus on quantitative easing. In European Journal of Economics and Economic Policies: Intervention (Vol. 15, Issue 2, p. 139‑146). Edward Elgar Publishing. https://doi.org/10.4337/ejeep.2018.0037

NGFS (2021), ‘NGFS climate scenarios for central banks and supervisors’. https://www.ngfs.net/sites/default/files/medias/documents/ngfs_climate_scenarios_for_central_banks_and_supervisors.pdf

Stiglitz, J. (2018). Where modern macroeconomics went wrong. Oxford Review of Economic Policy, Volume 34, Issue 1-2, Pages 70–106, https://doi.org/10.1093/oxrep/grx057

1 Désigne l’augmentation des activités financières (banques, assurances, placements) dans l’économie.

2 Taux auquel les banques se refinancent quotidiennement afin de respecter les dispositions prescrites par l’accord de Bâle III, fixant entre autres le niveau minimal de capitaux propres qu’elles doivent posséder.

3 Il est à noter que cette politique n’a encore jamais été mise en pratique bien qu’elle ait régulièrement été discutée et défendue par de nombreux économistes, y compris orthodoxes (exemple Blyth, Mark; Lonergan, Eric; Wren-Lewis, Simon (21 May 2015). « Now the Bank of England needs to deliver QE for the people ». The Guardian).

4 Plus précisément, les banques centrales adoptent des approches macro-économétriques et des modèles vectoriels autoregressif (VAR), d’équilibre général dynamique stochastique (DGSE) ou un mix des deux pour les dynamiques de court terme, ainsi que des modèles empiriques et statistiques pour les dynamiques microéconomiques financières.

5 Bien que les politiques monétaires entreprises lors de la crise financière aient contribué à écarter l’économie d’une dépression certaine, leur prolongation a participé à l’inflation des prix des actifs financiers et l’accentuation d’inégalités de richesse (Lavoie & Fiebiger, 2018 ; Dietsch et al., 2019).

6 Les modèles DGSE, par exemple, se voient intégrer des frictions financières ou des effets non linéaires mais gardent le même cœur basé sur l’optimisation intertemporelle, les anticipations rationnelles et l’information complète.

7 Du nom de l’économiste pionner en la matière, James Tobin.

8 Central Bank and Supervisor Network for Greening the Financial System