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Le modèle est-il actuellement utilisé dans les débats et décisions politiques ?

Christophe Mangeant

La réponse courte est très probablement : NON, ni à l’échelle nationale, ni à l’échelle internationale. Le modèle World3 (ou équivalent) ne semble utilisé dans les débats et décisions politiques ni au niveau mondial (ONU ou autres groupes de pays), ni à l’échelle européenne, ni enfin à l’échelle nationale.

Un modèle ne répondant pas aux préoccupations et questions que se posent les décideurs politiques

Il est tout d’abord important de comprendre que la construction d’un tel modèle répond à un processus spécifique qui commence par l’expression claire de la ou plutôt des questions auxquelles le modèle doit répondre. Dans le cas du modèle WORLD3, il s’agissait de répondre à des questions telles que : « Dans un monde aux limites finies et explicitement posées, quels sont les évolutions possibles de la croissance économique matérielle du monde au cours du 21e siècle ? Les politiques actuelles nous conduisent-elles vers un avenir soutenable ou vers l’effondrement ? Que peut-on faire pour créer une économie humaine qui fournisse de tout en quantité suffisante à tous ? ». Le point de départ de The Limits to Growth est donc un ensemble de questions clairement énoncées. Borner le périmètre des questions auxquelles le modèle devra répondre doit aussi permettre de définir ce à quoi le modèle ne pourra pas répondre et qu’il faudra accepter en connaissance de cause. Le modèle WORLD3, par exemple, ne répond à aucune question concernant un pays en particulier puisqu’il modélise le monde dans son ensemble. Par ailleurs, pour répondre aux questions posées par le Club de Rome, il n’a pas été nécessaire que le modèle WORLD3 contienne de module financier ou économique1. Ce modèle est donc en décalage par rapport aux « obsessions » des acteurs politiques actuels–comme les questions budgétaires, la dette souveraine, le PIB, le chômage etc.– qui guident la plus grande partie des politiques menées par les gouvernements aujourd’hui. Il n’apporte pas directement d’éléments de réponse à la majorité des questions économiques qui, à leurs yeux, paraissent les plus centrales.

Le modèle WORLD3 peut ainsi paraître inadapté pour les décisions à l’échelle nationale. Pour l’échelon international, le modèle peut apparaître trop peu précis et trop simplifié pour être vraiment utilisé comme aide à la décision, si tant est qu’une instance de gouvernance mondiale existât (ce qui n’est pas le cas, rappelons-le). Autrement dit, le modèle WORLD3 n’avait pas et n’a toujours pas de « clients » !

Une autre raison possible pour laquelle ce modèle n’est pas utilisé dans les débats et décisions politiques est liée au fait qu’il s’agit d’une modélisation sur le temps long (sur la période 1900-2100). Or, l’horizon temporel des décisions politiques actuelles est beaucoup plus court que plusieurs décennies comme dans Les Limites à la Croissance. Le développement et l’usage (transparents) d’un modèle de type WORLD3 par une institution gouvernementale est, de ce fait, bloqué par un frein politique : celui de la nécessité de la planification qui résulterait des conclusions du modèle.

Notons à ce propos que, typiquement à l’échelle française, ce travail de planification devrait être interministériel. Or, il n’existe pas dans l’organisation politique et administrative française actuelle un échelon centralisateur digne de ce nom pour assurer un travail de synthèse et de planification à long terme. De fait, l’échelon du Premier Ministre ne joue qu’un rôle de coordination et de décision à court terme, mais pas un rôle suffisamment fort de pilotage sur le long terme : chaque ministère demeure très indépendant et les décisions prises ne sont que rarement –pour ne pas dire jamais– remises en question par un prisme systémique de long terme. Et pour cause : aucun outil systémique n’existe ni au niveau du Premier Ministre ni au niveau du Parlement ni ailleurs pour challenger les grandes décisions de chacun des ministères sous un angle systémique et global. Par la suite, nous reviendrons sur ces questions qui sont aussi directement reliées aux freins que nous allons discuter dans la section suivante.

Complexité et systémique : Un modèle orthogonal à « l’idéologie de l’expertise »

Une autre raison qui pourrait expliquer, à première vue, pourquoi le modèle WORLD3 et plus généralement des modèles systémiques globaux ne sont pas utilisés dans la décision politique est liée au fait que ceux-ci sont relativement techniques. Mais c’est malheureusement là un fait que l’on ne pourra pas changer : modéliser est et restera un acte technique. Imaginé et codé par des ingénieurs et des chercheurs du MIT, le modèle initial WORLD3 utilise les ordinateurs de l’époque ; or ceux-ci sont uniquement mis en œuvre par des experts, non par des spécialistes, et a fortiori pas du tout par le grand public (ni encore moins par des décideurs politiques). C’est aujourd’hui encore le cas. Même si le portage de WORLD3 sur des PC grand public et des langages informatiques relativement conviviaux est désormais acquis, ce type de modèle apparaît hors de portée des décideurs politiques et même de leurs conseillers. Ceux-ci n’ont tout simplement ni le temps nécessaire à y consacrer ni souvent les compétences scientifiques de base qui sont nécessaires à la compréhension du modèle, aussi simplifié soit-il.

Mais les causes de cette non-utilisation –voire de ce désintérêt franc– de l’approche par modèle systémique de type WORLD3 sont plus profondes encore que leur technicité. En effet des modèles experts existent et sont utilisés quotidiennement dans les ministères et dans des institutions françaises, notamment à Bercy, à l’INSEE, l’OFCE ou la Banque de France (on peut citer par exemple les modèles MESANGE, ThreeME, OPALE et autre MASCOTTE). En fait, une raison de cette non-utilisation relève plutôt de divergences conceptuelles : l’approche systémique heurte frontalement l’approche actuellement prisée des « domaines d’expertises en silos ». Dit autrement, la juxtaposition d’expertises poussées dans chacun des domaines2 de la société donne une illusion de contrôle (entendu au sens : « La situation est maîtrisée, sous contrôle »). Or, il n’en est rien.

En effet, tout est lié dans le fonctionnement global de notre monde (c’est vrai de notre pays comme ça l’est à l’échelle mondiale) ; et développer des connaissances et des modèles ultraprécis dans chaque champ sociétal (économique, technique, financier, industriel, social, etc.) peut être contre-productif si leurs résultats ne sont pas liés entre eux et remis dans une perspective d’ensemble, c’est-à-dire une perspective systémique. Les retournements de situation générés par exemple par des effets rebonds3 en sont une illustration. Si personne n’assure l’échelon de cohérence d’ensemble (ni à l’instant t, ni même dans une perspective future), rien ne garantit que la somme des expertises et des prévisions ponctuelles thématiques donne la bonne projection pour l’ensemble.

Or les modèles experts comme les modèles supposés plus généralistes actuellement utilisés en France4 sont des modèles d’entrée-sortie avec des hypothèses exogènes (généralement évolution du PIB et de la population a minima) qui sont imposées en entrée sans être remises en question par les sorties du modèle. Ils ne peuvent donc pas prendre en compte les rétroactions et autres phénomènes de boucle et peuvent éventuellement avoir des sorties incohérentes avec les entrées. C’est bien ce à quoi tente de répondre l’approche systémique : elle répond à la nécessité de mettre bout à bout l’ensemble des modélisations pour représenter le système dans son ensemble. Ce n’est donc pas la technicité poussée qui bloque l’utilisation de ce type de modèles actuellement mais c’est davantage le caractère global et couplé de l’approche qui manque.

Or ce caractère systémique et global est orthogonal, voire peut paraître en opposition, avec ce désir ou réflexe d’expertise poussée (qui est intuitif, rassurant et pour certaines questions légitime et nécessaire). En effet, modéliser des choses unitairement très complexes et les relier entre elles fait croître de façon très rapide la complexité de l’ensemble. Or l’explosion de la complexité d’un modèle pose un certain nombre de problèmes conceptuels, techniques et pratiques, comme l’incapacité de compréhension et maîtrise de l’ensemble, des instabilités ou des problèmes de convergence qui aboutissent à pouvoir faire dire tout et n’importe quoi au modèle. Par conséquent, la systémique passe souvent par une phase de simplification des éléments interconnectés. Cette simplification va à l’encontre des approches par domaine d’expertise ; elle est contre-intuitive. En effet, en déroulant ce processus de simplification, on peut avoir l’impression de « perdre en qualité ou en précision ». Simplifier peut donner l’impression de régresser. Mais on récupère de la cohérence globale, qui est justement le facteur qui manque à l’approche par silos.

Le caractère systémique nécessite par ailleurs de traiter un ensemble de sujets très différents en regroupant des compétences multiples autour d’un même projet. D’un point de vue organisationnel et structurel, une logique d’interdisciplinarité est recherchée : cette logique est là encore le contraire de la logique de l’expertise poussée à l’extrême actuellement à l’œuvre. L’approche d’ensemble via WORLD3 et The Limits to Growth a été rendue possible par la mise en place d’une équipe pluridisciplinaire dédiée. Force est de constater que ce type de structure n’existe pas à l’heure actuelle en France.

Par ailleurs, notons que ces tensions ne sont pas seulement présentes dans le milieu politique mais aussi dans le milieu académique. Les chercheurs et les communautés scientifiques sont depuis très longtemps hyper-spécialisés. Les chercheurs se sont transformés en « hyper-techniciens » spécialisés sur une question très précise, une catégorie d’outils très restreinte ou une méthodologie très spécifique. La transdisciplinarité est très peu pratiquée et globalement encore embryonnaire au sein même du milieu académique. C’est un axe d’amélioration très fort à poursuivre. Cette simplification nécessaire pour la modélisation systémique et globale est mal comprise, parfois mal acceptée et est facilement utilisable pour délégitimer les travaux de ce type. L’essentiel des controverses qui ont émergées autour du modèle WORLD3 est d’ailleurs directement lié à des choix de simplification faits par les auteurs. Ces choix ont été critiqués par des chercheurs spécialisés qui, très majoritairement, ne prenaient pas correctement en compte, voire ne comprenaient pas du tout la logique d’ensemble du modèle. Ces controverses ont délégitimé (et délégitiment encore) ces travaux et permettent aux acteurs politiques de justifier à leur tour la non prise en compte de leurs conclusions et leur non-utilisation du modèle.

Ce contexte d’hyper-technisation de la recherche est aussi à l’origine de cette perception trompeuse comme quoi le modèle WORLD3 serait dépassé. En effet comment serait-ce possible qu’un modèle qui date de plus de 50 ans serait toujours actuel, au top de l’état de l’art, alors que la science a fait depuis tant de progrès ? Une partie de la réponse repose sur le faible nombre de travaux académiques prolongeant ces travaux et sur leur tendance à complexifier et techniciser la problématique et les outils développés ; cette tendance étant globalement liée aux exigences, aux canons et aux idéologies (concernant son fonctionnement) présents dans le milieu académique.

Enfin, notons que cette hyper-technisation a aussi renforcé la tendance à gouverner par les nombres avec l’usage prédominant des indicateurs. Quantifier le monde semble devenir plus important que de le comprendre. Or, à cause de leur complexité, les modèles systémiques, a fortiori ceux à long terme, ne permettent pas de prévoir et de quantifier mais plutôt de comprendre les comportements ou au mieux d’estimer des tendances. Ils répondent ainsi d’autant moins aux attentes des décideurs politiques qui préféreront des outils de quantification leur fournissant des chiffres avec une précision infime sur du très court terme quel que soit leur pertinence sur les enjeux globaux ou de long terme.

Vers l’usage de modèles systémiques de long terme dans le débat et la décision politique ?

L’usage de modèles systémiques de long termes dans la décision politique est donc limité par trois facteurs transverses et qui sont liés : technique d’abord –avec de facto l’absence d’outils systémiques globaux permettant des décisions scientifiquement éclairées à l’échelle du pays à long terme–, organisationnel ensuite –avec l’absence d’échelon de pilotage de la construction, de la coordination, de l’exploitation et de la synthèse d’un tel modèle–, politique enfin avec la faible appétence de la part des politiques au pouvoir pour développer des approches prospectives et de planifications de long termes et l’absence de volonté d’inciter à l’usage, de confronter et de challenger les ministères avec les résultats de ces modèles.

Si ce dernier facteur venait à se déverrouiller, le défi technique pourrait être résolu relativement facilement, par exemple, avec la construction d’un « modèle France » du même type que le modèle WORLD3. Ce modèle national n’aurait vraisemblablement de sens que couplé à un modèle mondial, ce qui obligerait l’équipe de modélisateurs à se réapproprier également le modèle mondial WORLD3 réactualisé. Ce modèle permettrait ainsi de questionner la (non)durabilité de la croissance matérielle du pays sur le long terme.

Il est fondamental dans tous les cas de bien maîtriser les limites et approximations de ces modèles. Or, c’est en s’appropriant la construction d’un tel modèle national et ses interactions avec un modèle monde qu’on s’approprie et maîtrise aussi le domaine de validité d’une telle modélisation. On évite ainsi les écueils les plus classiques qui sont ceux liés à la non-connaissance des sous-jacents du modèle : limites (ce à quoi ne peut pas répondre le modèle), approximations réalisées, hypothèses exogènes, etc.

D’un point de vue organisationnel et méthodologique, une équipe constituée de quelques « ingénieurs » généralistes de chaque ministère, mandatée par exemple par le Premier Ministre voire par le Président de la République lui-même et agissant directement à son niveau, et rendant compte régulièrement à une commission interdisciplinaire au Parlement, suffirait à construire un tel modèle (probablement en deux ou trois ans).

Cette action de modélisation à but de gouvernance nationale, donc régalienne, engagerait l’avenir du pays. C’est la raison pour laquelle il serait nécessaire de la confier aux serviteurs de l’État que sont les fonctionnaires. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne serait nul besoin de mandater des « fonctionnaires experts » pour réaliser de tels modèles, mais bien au contraire des généralistes possédant une spécialisation à peine poussée dans leurs ministères respectifs : charge à ces spécialistes d’aller ensuite s’appuyer sur un niveau d’expertise plus poussé, après avoir posé les bases du modèle, si besoin et uniquement si besoin.

Le recours à l’expertise devrait être en effet réduit tant le but de l’exercice n’est pas la recherche du détail et de la précision mais bien au contraire la mise en relation de thématiques a priori disjointes et dont on modélise trop peu actuellement les interactions des unes sur les autres. C’est ce que nous apprend WORLD3 : pour comprendre le modèle, il ne faut pas être expert mais au contraire s’intéresser à tout et surtout s’intéresser aux liens entre tout. Il n’est pas nécessaire de détailler chaque phénomène pour que la tendance d’ensemble soit juste. Pour construire un tel modèle national, il faudrait donc additionner des compétences de spécialistes et non pas juxtaposer des compétences d’experts.

Cela nécessiterait avant tout un travail de coordination interdisciplinaire, ce que Donella et Dennis Meadows avaient parfaitement réussi à faire en leur temps.

Construire un tel modèle serait en soi un acte politique fort. Il indiquerait un changement de paradigme, de fonctionnement et de vision. Cela indiquerait que l’État :

Certains pourraient objecter que donner un tel pouvoir à des fonctionnaires spécialistes pourrait mener à un déni de démocratie. Tout d’abord, on peut difficilement croire que c’est pour préserver la démocratie française qu’un modèle systémique national complet n’a jamais été construit ! Ce n’est pas là ce qui explique que ce type de modèle ne soit pas utilisé dans les débats et décisions politique.

Plus sérieusement : il n’y a pas nécessairement opposition entre vouloir modéliser les choses et vouloir plus de démocratie. Il suffit en effet que le ou les outils développés soient réellement au service du bien commun et qu’il soit mis à disposition de la Représentation Nationale, de l’exécutif et autre pouvoir judiciaire en tant qu’aide à la décision. Charge à chacun de s’assurer que les hypothèses et équations du modèle sont agréées entre tous. Au contraire, s’il était développé et utilisé de manière transparente et maîtrisée par nos autorités, ce genre d’outil numérique permettrait de mettre en évidence les impasses dans lesquelles certains choix pourraient nous mener ou au contraire les solutions plus durables. Il pourrait aussi mettre en lumière, avec suffisamment d’anticipation, de possibles incompatibilités avec certaines de nos valeurs.

Loin d’être un obstacle à la démocratie, un modèle systémique de type WORLD3 permettrait ainsi d’alimenter le débat national avec des éléments rationnels, physiques et scientifiquement fondés mais aussi en posant la question fondamentale : quelle France voulons-nous vraiment ?

1 Au sens monétaire du terme.

2 Industries, santé, éducation, agriculture, tourisme, économie, finances, énergie, psychologie, sécurité, …

3 Ou Paradoxe de Jevons : à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer.

4 Voir par exemple le rapport du shift Project avec l’IFPEN, « Comprendre les enjeux de la modélisation du lien complexe entre énergie, climat et économie. État des lieux et limites de la modélisation énergie-climat au niveau mondial ». Octobre 2019 ; voir aussi Romain Grandjean et al., « SCÉNARIOS ÉNERGIE-CLIMAT Évaluation et Mode d’emploi – Rapport du think tank The Shift Project pour l’Afep », Novembre 2019