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La démarche de World3 et du rapport Meadows sont-elles dans une logique de rupture vis-à-vis des conceptions sociales, économiques et écologiques de l’époque ?

Renaud Bécot

L’ampleur des débats suscités par le rapport Meadows dès les mois qui suivent sa publication peuvent laisser penser que la démarche constituait une rupture forte par rapport aux conceptions dominantes en matière d’orientation économique, de politiques sociales, ou de préoccupations écologiques. Pour prendre la mesure de l’effectivité de cette « rupture », il convient d’énoncer vis-à-vis de quelles institutions se produirait celle-ci. Le Club de Rome, commanditaire du rapport Meadows, est un groupe constitué hors de toute structure préexistante, mais il regroupe des haut-fonctionnaires investis dans des organisations internationales qui structurent alors le « bloc occidental » (en particulier l’OCDE), quelques industriels et scientifiques. Quant aux auteurs du rapport en lui-même, ils se recrutent parmi les chercheurs des sciences des systèmes au sein d’établissements scientifiques prestigieux. La rupture est donc à interroger vis-à-vis de ces institutions. La démarche de modélisation doit être comprise au regard des transformations du champ des sciences de l’environnement dans les décennies d’après-guerre, ainsi que dans la continuité des réflexions sur le gouvernement des écosystèmes qui percent au sein des organisations internationales au cours des années soixante. Cette double contextualisation permettra finalement de mieux éclairer les singularités du rapport Meadows.

I – Un produit des sciences de la Guerre Froide

La démarche de modélisation de World3 doit être inscrite dans une histoire de moyenne durée des transformations des pratiques scientifiques à l’heure de la Guerre Froide, avec une bifurcation dans les savoirs de gouvernement qui sont utilisés par les organisations internationales pour penser l’environnement. Ces mutations concernent à la fois la méthodologie utilisée et les questions auxquelles ces travaux scientifiques cherchent à répondre. Alors que l’environnement global devient l’objet de travaux de chercheurs en sciences de la nature au cours des années cinquante, la décennie suivante est marquée par une montée en puissance des sciences des systèmes, où l’environnement devient l’objet d’une série de données quantitatives.

Dans la redéfinition d’un ordre international dans les années d’après-guerre, la gestion des « ressources » naturelles devient un enjeu pour certains États et pour les organisations internationales. Les États-Unis disposent d’une liste de « ressources stratégiques », jusqu’à conduire à la formation d’une commission présidentielle sur les ressources en 1951. Celle-ci fournira les effectifs du futur think tank Resources for the Future, un groupe d’experts influent dans la réflexion sur la gestion des ressources et l’invention de politiques internationales de l’environnement dans le contexte de la guerre froide. Ces préoccupations se retrouvent dans le système onusien, en particulier avec la fondation de la Conférence scientifique des Nations unies sur la Conservation et l’utilisation des ressources d’une part (UNSCCUR), puis de la Conférence technique internationale sur la protection de la nature (ITPCPN). Alors que l’UNSCCUR se fonde sur des préoccupations diplomatiques, l’ITPCPN est davantage marquée par une réflexion sur les équilibres écosystémiques, et sur une pensée de la protection d’éléments de nature indépendamment de leurs valeurs économiques, diplomatiques ou militaires. La fondation d’une Union internationale pour la protection de la nature (UIPN) est orientée vers la production de connaissances sur la détérioration des équilibres écosystémiques, l’épuisement des ressources, et elle propose de réaliser un inventaire des espèces en voie d’extinction. Devenue ultérieurement UICN (la « conservation » remplaçant la « protection »), l’organisation se pense comme une instigatrice des politiques de la nature dans les territoires en voie de décolonisation, jusqu’à instaurer une forme de « colonialisme vert », la protection de certains territoires se faisant au prix de l’éviction des populations. Au cours de cette séquence, ce sont les savoirs des biologistes et des écologues qui dominent la réflexion sur l’environnement, ce dont témoigne la trajectoire du biologiste Julian Huxley, directeur de l’UNESCO et membre fondateur de l’UIPN.

Le prolongement de la guerre froide accélère des mutations du champ scientifique, particulièrement dans le domaine de l’environnement. Au tournant des années 1950 et 1960, le recours graduel aux modélisations informatiques transforme le champ scientifique, et particulièrement la manière de penser la gestion des « ressources ». Initialement ingénieur électricien, avant de devenir chercheur en informatique au MIT, Jay Forrester est l’une des incarnations de cette évolution : il devient un théoricien des sciences des systèmes, proposant d’établir des modèles informatiques pour saisir les régularités et les boucles de rétroaction entre une organisation donnée et son environnement. S’il applique d’abord cette réflexion systémique aux « dynamiques industrielles », sa démarche suscite un intérêt au sein de plusieurs organisations internationales. Il exerce aussi une influence académique, puisque l’équipe réunie autour de Dennis et Donella Meadows évolue au MIT, lesquels sont familiers des programmes qui furent développés au cours des années soixante afin de construire des scénarios pour anticiper les évolutions futures en intégrant différentes variables (évolution des ressources, de la démographie, des circulations internationales, etc.).

Ces modélisations s’imposent comme des savoirs de gouvernement des ressources naturelles. Dès leur origine, ces modèles sont pensés comme des outils d’aide à la décision pour certains groupes d’intérêts, ainsi le travail de Jay Forrester fut largement orienté par les préoccupations qui étaient celles des institutions militaires américaines. Au terme des années soixante, cette attraction pour les modélisations informatiques marque également les initiateurs du Club de Rome. Ainsi, Aurélio Peccei (auquel le rapport Meadows est dédié) fondait son ouvrage The Chasm Ahead [vers l’abîme] (1969) sur des données quantitatives, qu’il mobilisait pour démontrer les impasses de la croissance économique. De même, Alexander King, alors directeur des affaires scientifiques de l’OCDE, se montrait intéressé par les modélisations afin de penser des formes de planification de l’économie. La démarche est également appuyée par Thorkil Kristensen, secrétaire général de l’OCDE, et attentif aux controverses sur l’impact de l’évolution démographique sur les écosystèmes. Au lendemain de la première réunion du Club de Rome, en avril 1968, ils plaident pour faire appel à des personnalités qualifiées dans les « sciences des systèmes », à l’instar de Jay Forrester, ou encore de Eric Jantsch, alors consultant auprès de l’OCDE.

II – Une conception technocratique des solutions à la crise écologique

En parallèle des mutations scientifiques, les organisations internationales qui structuraient idéologiquement le « bloc occidental » ouvrent la réflexion sur les possibles bifurcations des politiques économiques pour répondre à certaines préoccupations écologiques. L’année 1968 marque un tournant avec la convocation d’un premier sommet sur la protection de la biosphère à l’initiative de l’Unesco (à Paris en septembre), tandis que l’ONU prend la décision d’organiser un premier Sommet sur l’environnement humain, qui se tiendra en juin 1972 à Stockholm. Les quatre années de préparation constituent un temps de prospective intense dans le domaine des politiques de l’environnement global.

Quelques haut-fonctionnaires internationaux engagent alors la réflexion autour des « problèmes de la société moderne ». Cette notion est avancée en février 1969 par Thorkil Kristensen, dans un rapport présenté devant le conseil des ministres de l’OCDE. Ces « problèmes » désignent aussi bien les retombées négatives du progrès technologique, la dégradation des ressources naturelles, que l’idée d’une « crise » des valeurs. La notion sera reprise au sein de l’OTAN, où un Comité sur les Problèmes de la Société Moderne se réunit à partir de décembre 1969. Au même moment, lors de leur Sommet de la Hague, les chefs des États membres de la Communauté européennes marquent leur volonté d’instituer un groupe de travail sur « les problèmes de la société moderne » dans la perspective du Sommet de Stockholm. Aussi floue qu’elle puisse paraître, cette notion permet d’agréger un ensemble de préoccupations disparates qui s’exprimeraient dans les sociétés capitalistes en prise avec différents foyers de contestation sociale dans les années 1968. Elle ouvre surtout la voie à l’élaboration de propositions politiques induisant des bifurcations considérables eu égard aux choix économiques réalisés depuis 1945, en interrogeant simultanément le dogme de la croissance et les politiques redistributives qui permirent la construction des États sociaux d’après-guerre.

Au sein de l’OCDE, il est institué un comité d’experts présidé par le physicien Harvey Brooks, dont les travaux aboutissent à un rapport intitulé « Science, croissance et société », publié en 1971. Les membres du comité Brooks dressent le constat d’un état de saturation et soulignent les « limites » auxquels les sociétés industrialisées se heurtent. Ces réflexions sont loin d’emporter l’adhésion unanime, ni même majoritaire, des membres de l’OCDE, mais elles témoignent de l’action d’une minorité significative en vue de penser les limites planétaires.

Le choix d’instituer le Club de Rome hors de l’OCDE n’est toutefois pas uniquement lié au caractère minoritaire de ces réflexions. Selon Alexander King, les gouvernements représentés au sein de l’OCDE « n’étaient pas capables d’agir suffisamment vite ou de manière assez proportionnée pour répondre à ces enjeux », suggérant que les administrations comme les élus politiques réagissaient uniquement lorsque les événements survenaient, donc avec un temps de retard. En accord avec Thorkil Kristensen sur ce constat, leurs démarches les conduisent à solliciter Aurélio Peccei en vue de constituer le Club de Rome. Rétrospectivement, celui-ci présentera l’initiative du Club comme « une opération commando visant à ouvrir une brèche dans la citadelle d’autosatisfaction » des orientations politiques et économiques qui prévalaient au sein des organisations internationales.

La vaste diffusion des conclusions du rapport Meadows constitue ainsi un paradoxe, dans la mesure où les commanditaires du rapport et ses concepteurs s’adressaient avant tout aux décideurs. Ces travaux reposaient sur des conceptions technocratiques : aux antipodes d’une démarche de démocratisation des réponses à la crise écologique, il s’agissait plutôt d’encourager une prise de décision par les seules administrations réputées compétentes. Du reste, cette démarche technocratique est congruente avec les pratiques qui furent à l’origine de la fondation des premières administrations nationales dédiées à l’environnement, aux États-Unis comme en France.

III – Mettre en crise les dogmes du « progrès » et de la « croissance »

Ni la méthode fondée sur les modélisations informatiques, ni la démarche de conseil aux décideurs ne sauraient donc constituer des ruptures avec les conceptions dominantes de la période considérée. Toutefois, les préconisations formulées par l’équipe du rapport Meadows ouvrent (ou élargissent) des brèches dans les politiques qui structuraient les orientations d’organisations internationales qui disposaient de capacités prescriptives en matière de politiques économiques dans le bloc occidental.

Auparavant, les dégradations écologiques pouvaient être relevées, mais les auteurs de ces constats concluaient fréquemment par un appel au « progrès technique », présenté comme un remède pour contenir les pollutions. L’équipe du rapport Meadows réfute cette croyance dans un solutionnisme technologique. En cela, la démarche offre bien une rupture vis-à-vis des options qui prévalent dans les organisations internationales en charge des politiques économiques depuis l’après-guerre, mais aussi par rapport aux politiques industrielles élaborées à l’échelle des États. Il serait toutefois inexact de faire des auteurs du rapport Meadows des néo-luddites. D’une part, leurs réflexions reposent sur les modélisations informatiques, qui font l’objet d’une relative fascination parce qu’elles pourraient être révisées et discutées « without error by a computer » : le rapport Meadows est ainsi imprégné d’une croyance dans la quantification, qui se nourrit des mutations technoscientifiques permises par les outils informatiques – quand bien même les auteurs reconnaissent que toute modélisation est limitée par les paramètres retenus pour sa construction. D’autre part, si la croyance aveugle dans la vertu de l’innovation est réfutée, les auteurs se présentent plutôt comme les promoteurs d’une approche rationnelle et modérée : « Faith in technology as the ultimate solution to all problems can thus divert our attention from the most fundamental problem – the problem of growth in a finite system and prevent us from taking effective action to solve it » [La foi dans la technologie comme solution ultime à tous les problèmes peut ainsi détourner notre attention du problème le plus fondamental – le problème de la croissance dans un système fini – et nous empêcher de prendre des mesures efficaces pour le résoudre].

La deuxième rupture majeure réside dans la remise en cause des bienfaits de « la croissance », particulièrement dans le domaine industriel et économique. La logique de développement constituait en effet le cœur de nombre d’organisations internationales depuis l’après-guerre. Jusque dans les organisations qui entendaient représenter les classes populaires (syndicats ouvriers, partis socio-démocrates ou communistes notamment), la croissance économique apparaissait comme une condition pour la réalisation de politiques distributives, c’est-à-dire à l’usage d’une partie des richesses produites pour construire les systèmes de protection sociale de l’après-guerre (Sécurité sociale, systèmes de retraites, etc.). Malgré ce large consensus sur les vertus de la croissance, des critiques pouvaient s’exprimer dans des fractions minoritaires de ces différentes organisations. La singularité du rapport Meadows consiste à fonder la critique sur l’impossibilité matérielle de l’expansion continue, en identifiant les limites planétaires. Par le passé, certains économistes avaient alerté sur les limites de certaines ressources : dès 1865, William Jevons (1835-1882) évaluait les risques d’épuisement du charbon. Toutefois, ces études se concentraient sur une seule ressource, sans mener l’effort de systématisation proposé par les auteurs du rapport Meadows. Ces derniers aspirent néanmoins à légitimer leur démarche en l’inscrivant dans l’héritage de théories classiques en économie politique. Ils mobilisent explicitement les analyses de John Stuart Mill (1806-1873) sur « l’état stationnaire » de l’économie, qu’ils rapprochent de leur préconisation majeure, à savoir la définition d’un « état d’équilibre global », visant à ce que « the basic material needs of each person on earth are satisfied » [les besoins matériels fondamentaux de chaque personne sur terre soient satisfaits].

Faut-il en conclure que la démarche de World3 s’inscrit dans une « logique de rupture » ? Tout d’abord, les modélisations sont des approches scientifiques devenues des sciences de gouvernement dans le contexte de la guerre froide. Elles sont indissociables d’une volonté impériale de gérer les « ressources » naturelles. L’usage de la modélisation par l’équipe du rapport Meadows présente pourtant une singularité : elle permet d’émettre une alerte sur les limites matérielles de l’expansion des sociétés industrielles avancées. Ensuite, les critiques opposées au dogme de la croissance et du progrès technique s’inscrivent certes à contre-courant des orientations qui prévalaient dans les politiques économiques des organisations internationales comme des États industrialisés. Le rapport Meadows soulève également des interrogations qui restent au cœur de nos débats actuels, comme la définition des « besoins essentiels » (basic material needs). Ces réflexions font toutefois écho à celles exprimées par les responsables les plus éminents de l’OCDE au cours des années précédentes. Une convergence de vues s’exprime également sur le fait que les réponses à la crise écologique ne reposeraient pas sur une démocratisation des processus de décision, mais bien sur la réalisation de choix supposément plus éclairés par des groupes restreints de décideurs. Enfin, comme en témoignent les références faites au Sierra Club (la principale association environnementaliste états-unienne) au fil du rapport, la réflexion repose sur une représentation de l’environnement nourrie par l’imaginaire de la wilderness, un mythe dont les travaux d’histoire environnementale ont démontré qu’il renvoyait à une expérience spécifique de la « nature » correspondant au vécu des classes supérieures blanches états-uniennes. Dès lors, les inégalités sociales et environnementales restent amplement reléguées dans l’analyse car elles sont seulement mentionnées pour évoquer (brièvement) l’inégale distribution des ressources entre les États. Le rapport Meadows repose sur une conception spécifique des préoccupations écologiques, conduisant à l’énonciation de préconisations qui délaissent largement les enjeux relatifs aux inégalités sociales qui peuvent naître de la dégradation des écosystèmes.

Pour approfondir, voir :