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Comment le rapport a été diffusé et accueilli en France à sa sortie ?

Timothée Duverger

Publié en janvier 1972, le rapport The Limits to Growth commandé par le Club de Rome à une équipe du MIT soulève le problème des limites matérielles à la croissance exponentielle, notamment liée à la démographie : la production alimentaire, les ressources non renouvelables et la pollution. Il en conclut à la nécessité d’un état stationnaire ainsi décrit : « L’état d’équilibre global est donc caractérisé par une population et un capital essentiellement stables, les forces qui tendent à les accroître ou à les diminuer étant soigneusement équilibrées »1.

Le rapport paraît au moment où le mouvement écologique se structure. Des associations se créent, comme la Fédération française des sociétés de protection de la nature (1969) ou les Amis de la Terre (1970), les néoruraux quittent les villes pour retrouver la nature, la presse écologiste se développe avec la création de l’association des journalistes-écrivains pour la nature (1969) ou de titres comme La Gueule ouverte (1972) et Le Sauvage (1973), le mouvement antinucléaire et pacifiste prend son essor. Cette préoccupation environnementale débouche sur la création en 1971 d’un ministère de la Protection de la nature et de l’environnement confié à Robert Poujade, qui le qualifie a posteriori de « ministère de l’impossible »2.

Sauf quelques critiques parues pour la plupart dans Le Monde sur ses aspects méthodologiques3 ou des controverses scientifiques dont l’ouvrage du populationniste Alfred Sauvy qui récuse les conclusions démographiques du rapport4, le rapport passe d’abord inaperçu en France. C’est la lettre de Sicco Mansholt, alors vice-président de la Commission européenne, qui est à l’origine d’un débat public nourri. Ancien grand propriétaire terrien, ce socialiste hollandais promoteur de la modernisation agricole, adresse le 9 février 1972 une lettre au président de la Commission Franco-Maria Malfatti. Estimant que « la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance », il lui propose un plan économique européen prévoyant un système de certificats de production, une surtaxation pour les produits ne s’y soumettant pas, la durabilité des biens de consommation, un système de distribution pour les biens de première nécessité et la réorientation de la recherche vers le bien-être en remplacement de la croissance.

Une polémique ouverte par le Parti communiste français (PCF) et prolongée par la droite

Le contenu de la lettre est révélé par Georges Marchais lors d’une conférence de presse le 4 avril 1972. Le PCF l’instrumentalise contre le projet d’élargissement de la Communauté économique européenne à quatre nouveaux pays membres, dont la Grande-Bretagne, qui est soumis à référendum. Marchais déclare, citant la lettre, qu’« il existe, au sein de la plus haute instance du Marché commun, un plan visant à provoquer délibérément « un net recul du bien-être matériel par habitant et une limitation de la libre utilisation des biens » ». Le journal L’Humanité titre le lendemain sur « une révélation accablante », tandis que la Confédération générale des travailleurs (CGT) y voit un « Plan de régression sociale »5.

Cette critique se retrouve dans le camp conservateur. Le président du Conseil national du patronat français (CNPF), Paul Huvelin, considère qu’« une forte croissance économique est indispensable pour couvrir les immenses besoins non encore satisfaits et améliorer le niveau de vie des plus défavorisés »6.

Si Valéry Giscard-d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, organise en juin 1972 un colloque sur le thème « Économie et société humaine », au cours duquel Sicco Mansholt est invité, il se prononce pour la poursuite de la croissance économique7. On ressent à travers cette prise en compte – certes relative – du problème écologique, l’influence de son conseiller Lionel Stoléru. Analysant une absence de corrélation entre la croissance économique et la réduction des inégalités, Stoléru prône la création d’un impôt négatif ainsi que la modération et la réorientation de la croissance économique, considérant qu’il convient de « compenser la moindre rapidité d’augmentation du niveau de vie par une amélioration plus rapide du mode de vie »8.

Les commentaires en privé peuvent s’avérer d’une grande lucidité. Le Président de la République, Georges Pompidou, aurait ainsi par exemple déclaré : « Tout n’est pas faux dans les idées de Mansholt, loin de là. L’ère de la consommation à outrance et de l’expansion continue ne sera pas éternelle. Mais prenons garde aux réactions lorsque l’économie tournera moins vite ! »9.

L’écologie est-elle compatible avec le socialisme autogestionnaire ?

Les réponses sont plus favorables chez les socialistes, comme le confirme le témoignage de Claude Allègre selon qui « beaucoup au Parti socialiste que venait de refonder François Mitterrand, furent tentés par la doctrine de la non-croissance »10.

Malgré des réserves, François Mitterrand dit approuver « l’essentiel des propositions de M. Mansholt »11. Si le socialisme autogestionnaire accepte de reconsidérer la croissance, il n’entend cependant pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Jean-Pierre Chevènement écrit ainsi dans l’hebdomadaire socialiste L’Unité que Sicco Mansholt « esquisse l’image d’un socialisme autogestionnaire dans lequel le Parti socialiste (PS) n’a pas de peine à se reconnaître », mais loin d’en conclure à l’état stationnaire, il propose au socialisme de « maîtriser sa croissance », bien qu’il dénonce le soutien à celle-ci de la bourgeoisie, qu’il accuse de vouloir par-là maintenir son pouvoir12.

Comme Edmond Maire, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) pour qui « la croissance vraie, […] c’est la mesure des progrès réalisés dans la satisfaction des besoins humains fondamentaux »13, Michel Rocard, secrétaire général du Parti socialiste unifié (PSU), le soutient mais en appelle à une autre croissance. Il regrette que le rapport du Club de Rome préfère les solutions techniques aux choix politiques : « Si, à travers les nombreuses luttes parcellaires auxquelles il [le mot d’ordre « changer la vie »] peut donner naissance, nous parvenons à faire apparaître que dès aujourd’hui l’important est la qualité de vie plutôt que la masse des produits consommés, la dignité de chaque individu plutôt que la rapidité de la croissance du produit national, alors mais alors seulement, le problème deviendra politique au vrai sens du terme. La voie du socialisme autogestionnaire sera ouverte »14.

Le débat passé, François Mitterrand finit par rejeter la proposition :

« Nous ne pensons pas que l’on puisse poser en termes universels la proposition « croissance zéro » représentée comme un nouveau type de civilisation. Non, nous, socialistes, ne le pensons pas parce que nous considérons que c’est une vue trop étroite qui touche à certains secteurs de la société, à certaines classes sociales ou à certains pays du monde industriel et que cette formule serait considérée comme un scandale par les peuples du Tiers Monde non producteurs de matière première recherchée, ou simplement par les classes sociales des pays qui ne participent pas pleinement à la croissance »15.

L’intégration de la question écologique dans le référentiel socialiste n’aboutit pas, ce qui rejoint le constat de l’historienne Hélène Hatzfeld selon qui, face aux aspirations à « changer la vie », « le parti socialiste n’a pas joué avec le feu de la révolution culturelle »16.

L’impossible « chemin du bonheur » ?

Au moment où se tient le premier sommet de la Terre en juin 1972 à Stockholm, le Nouvel Observateur organise à Paris un colloque intitulé « Écologie et Révolution » à l’initiative de Michel Bosquet, alias André Gorz, que d’aucuns considèrent comme l’acteur fondateur de l’écologie politique17.

À cette occasion, Sicco Mansholt, qui figure parmi les intervenants (aux côtés d’André Gorz, Edmond Maire, Edgar Morin, Philippe Saint-Marc et Herbert Marcuse), accorde un entretien au Nouvel Observateur, dans lequel il confie avoir eu une « révélation » à la lecture du rapport du Club de Rome. Il précise le sens de sa conversion : « J’ai compris qu’il était impossible de s’en tirer par des adaptations : c’est l’ensemble de notre système qu’il faut revoir, sa philosophie qu’il faut changer ». Puis il va au bout de la logique :

« Est-il possible de maintenir notre taux de croissance sans modifier profondément notre société ? En étudiant lucidement le problème, on voit bien que la réponse est non. Alors, il ne s’agit même plus de croissance zéro mais d’une croissance en-dessous de zéro. Disons-le carrément : il faut réduire notre croissance économique, notre croissance purement matérielle, pour y substituer la notion d’une autre croissance, celle de la culture, du bonheur, du bien-être »18.

C’est ici que la notion de « décroissance » se décante sous la plume d’André Gorz, lecteur par ailleurs du bioéconomiste Nicholas Georgescu-Roegen, qui a publié l’année précédente un ouvrage visant à prendre en compte la loi de l’entropie dans les théories économiques19.

Lors du colloque, Gorz interroge : « L’équilibre global, dans lequel la non-croissance – voire la décroissance – de la production matérielle constitue une condition de base, cet équilibre global est-il compatible avec la survie du système ? ». C’est sur ce point qu’après avoir reconnu l’apport du rapport du Club de Rome et de Sicco Mansholt, il se distingue du réformateur social-démocrate : « Que nous propose-t-il ? Tout simplement, faire confiance, pour la réalisation d’une civilisation postindustrielle et postcapitaliste, à la conversion morale des dirigeants du grand capital et à une intervention éclairée des appareils d’État, nationaux et supranationaux »20.

Le soupçon pèse sur les industriels qui ont financé le rapport Meadows (Fiat, Volkswagen, Ford), comme sur les dirigeants politiques. Les tensions internes à la Commission européenne elle-même n’incitent pas à l’optimisme. Le différend est exposé lors d’une conférence qui se déroule à Venise sur le thème « Industrie et société », à l’initiative d’Altiero Spinelli, membre de la Commission européenne, qui déclare dans son rapport introductif qu’un « taux zéro de développement » ne peut convenir que « pour quelques-uns, épicuriens, moines ou hippies, mais non pour l’humanité »21.

Raymond Barre, présent lors des débats, en vient à réaliser une étude sur le rapport du Club de Rome qu’il présente à la Commission européenne en juin 1972. Manifestant sa foi dans le progrès, il fait le pari de solutions techniques et en conclut qu’ « il n’est pas inconcevable que, si à l’avenir, 5 ou 10% de l’accroissement annuel du PNB sont consacrés à la réduction du degré de pollution, l’on parvienne non seulement à arrêter le processus de dégradation du milieu mais sans doute aussi à obtenir, en cette matière, des améliorations significatives ». Selon lui, « les rapports entre les hommes et son milieu peuvent être maîtrisés », à condition « que les rapports sociaux entre les hommes puissent l’être », ajoutant que « c’est à ce niveau que les risques d’explosion par maladresse politique ou par mauvaise gestion sociale sont les plus aigus »22. La polémique lancée par le PCF a laissé des traces.

La candidature Dumont de 1974

C’est un parti pris opposé pour lequel opte l’ingénieur agronome et spécialiste du développement, René Dumont. Directement inspiré par le rapport du Club de Rome, il publie en 1973 L’utopie ou la mort !, dans lequel il explique que « si nous savons participer intelligemment à ce débat, révélant surtout l’incapacité du capitalisme à prolonger « notre » civilisation, nous serons alors capables de montrer que nous sommes « acculés » au socialisme ». Il pointe la responsabilité des « riches des pays riches » et prône une « économie mondiale » qui rationalise l’allocation des ressources à l’échelle planétaire23.

Dumont devient l’année suivante le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, à l’initiative des Amis de la Terre. Alain Hervé commente dans Le Sauvage : « L’écologie politique est née. […] Pour la première fois dans l’histoire des sociétés, un homme présente sa candidature à la direction d’un État avec pour programme la préservation de la vie »24. Au cours de la campagne cependant, il recule sur l’objectif de croissance zéro, pourtant revendiqué dans son livre. Il déclare alors qu’ « il ne s’agit pas d’arrêter la consommation de tout, il ne s’agit pas de la croissance zéro, il s’agit d’envisager une autre croissance »25. Cette modération n’empêchera pas le faible score d’1,3% des suffrages exprimés.

Si l’idée de décroissance est revenue sur scène dans les années 200026, l’histoire de la réception du rapport du Club de Rome en France permet d’entrevoir les mécanismes d’occultation du problème écologique à l’œuvre dans le champ politique. La radicalité du projet de transformation écologique apparaît pleinement en miroir des réticences de la classe politique, qui fait front uni pour défendre la croissance économique.

1 Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows et al., Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.

2 Robert Poujade, Le ministère de l’impossible, Paris, Calmann-Lévy, 1975.

3 Élodie Vieille Blanchard, Les limites de la croissance dans un monde global. Modélisations, prospectives, réfutations, Thèse de doctorat en sciences sociales, EHESS, 2011.

4 Alfred Sauvy, Croissance zéro ?, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

5 Cité dans : Jean-Claude Thill (dir.), La Lettre Mansholt. Réactions et commentaires, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972.

6 Cité dans : Jean-Claude Thill (dir.), La Lettre Mansholt. Réactions et commentaires, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972.

7 Ministère de l’Économie et des Finances, Économie et société humaine. Rencontres internationales du ministère de l’Économie et des Finances, Paris, Denoël, 1972.

8 Lionel Stoléru, « Croissance zéro et politique économique », Les Cahiers de la Nef, dossier « Les objecteurs de croissance », n°52, novembre-décembre 1973.

9 Cité dans Serge Audier, L’Âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La découverte, 2019.

10 Claude Allègre, Ma Vérité sur la planète, Paris, Plon/Fayard, 2007.

11 Cité dans : Jean-Claude Thill (dir.), La Lettre Mansholt. Réactions et commentaires, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972.

12 Jean-Pierre Chevènement, « Rapport Mansholt. Béton, ventres pleins, têtes creuses », L’Unité, 21 avril 1972.

13 Cité dans : Raymond Reichenbach et Sylvain Urfer, La croissance zéro, Paris, PUF, 1974.

14 Michel Rocard, « Changer les enjeux », Les Cahiers de la Nef, « Les objecteurs de croissance », novembre-décembre 1973.

15 Fondation Jean-Jaurès, fonds commission économie années 1970, « Déclaration de François Mitterrand – 31/07/1975 ».

16 Hélène Hatzfeld, « Une révolution culturelle du parti socialiste dans les années 1970 ? », Vingtième Siècle, n°96, octobre-décembre 2007.

17 Christophe Fourel et Clara Ruault, « Écologie et Révolution », pacifier l’existence. André Gorz/Herbert Marcuse : un dialogue critique, Paris, Les Petits Matins, 2022.

18 Sicco Mansholt, « Le chemin du bonheur », entretien réalisé par Josette Alia, Le Nouvel Observateur, 12-18 juin 1972, p.71-88.

19 Nicholas Georgescu-Roegen, The entropy law and the economic process, Cambridge, Harvard University Press, 1971.

20 André Gorz, « Une aspiration révolutionnaire sans base de classe », in Christophe Fourel et Clara Ruault, « Écologie et Révolution », pacifier l’existence. André Gorz/Herbert Marcuse : un dialogue critique, Paris, Les Petits Matins, 2022, p.117-125.

21 Jacques Nobécourt, « Les participants au colloque de Venise en appellent à la décision politique pour réexaminer les objectifs de la croissance », Le Monde, 28 avril 1972.

22 Cité dans Philippe Lemaitre, « M. Raymond Barre critique sévèrement le rapport du Club de Rome », Le Monde, 16 juin 1972.

23 René Dumont, L’utopie ou la mort !, Paris, Seuil, 1973.

24 Cité dans Roger Cans, Petite histoire du mouvement écolo en France, Paris, Delachaux et Niestlé, 2006.

25 « René Dumont, campagne électorale officielle : élection présidentielle 1er tour », 24 avril 1974, [consulté le 17 juillet 2022], https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf94054911/rene-dumont

26 Timothée Duverger, La décroissance, une idée pour demain, Paris, Sang de la Terre, 2011.