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Sacha Hodencq, Hugo Le Boulzec & Emmanuel Prados

Face à l’urgence, faut-il encore prendre le temps de modéliser les crises qui viennent ?

Sacha Hodencq, Hugo Le Boulzec, Emmanuel Prados

Introduction

Lorsque Meadows et son équipe réalisent World3, le temps de corriger la trajectoire du « business as usual », existe. Il n’a pas été utilisé. Aujourd’hui nous manquons cruellement de temps face à l’urgence écologique. Or l’inertie des pouvoirs publics semble nous prendre en étau.

Les limites techniques des modèles sont certes importantes (voir notice Les outils de modélisation numérique actuels peuvent-ils nous aider à penser et faire face aux crises ?) mais les limites politiques semblent encore plus cruciales aujourd’hui. Est-il possible de repenser la place des scientifiques dans la société et de mieux modéliser pour dépasser ces limites ? Pour répondre à ces questions, il faut s’interroger sur le sens même du terme modèle et de son utilité. Une approche épistémologique des modèles apporte ici des éléments de réponse pour penser de nouvelles formes de modélisations. Quelles seraient dès lors, les bonnes pratiques du modélisateur ? Peut-il espérer dépasser les limites des modélisations actuelles ? Plus largement, il faut également examiner quel rôle les chercheurs ont à jouer.

Vers de nouvelles formes de modélisation ? 

Epistémologiquement, qu’est-ce qu’un modèle ?

Sur la définition de modèle, il faut d’abord constater qu’elle est plurielle, notamment selon qu’elle s’applique aux disciplines de la logique, des sciences de la nature, des sciences pratiques ou encore des sciences humaines et sociales (Nouvel 2002).

Dans les sciences pratiques, un modèle peut être défini comme la représentation formalisée d’un objet aux frontières et composants définis pour l’étudier selon un objectif et dans un contexte donné, grâce à une formulation mathématique traitée par des outils informatiques. Bouleau (2014) nous indique que le modèle fait intervenir trois pôles (Figure 1) : le modélisateur avec son contexte et ses objectifs, la situation étudiée que le modèle cherche à décrire, et l’entité qui va s’en servir pour agir.

Figure 1 : Pôles d’un modèle. Source : auteurs d’après Bouleau 2014.

Le modèle, et donc le modélisateur dans son activité, se trouveraient ainsi en tension entre :

1. une fidélité au réel et,

2. une efficacité pratique auprès des utilisateurs.

Fidélité au réel

Mieux modéliser, serait-ce affiner les modèles pour qu’ils collent mieux au réel ? Même si les modélisateurs en sciences pratiques (tout comme le grand public) peuvent souvent s’attacher à la « vérité » que représentent leurs modèles, se contenter de la fidélité au réel serait se maintenir dans un cadre positiviste. Or cette vision a été battue en brèche par les sciences humaines et sociales via les observations du fonctionnement des institutions et des acteurs humains en leur sein. En particulier pour l’analyse systémique où l’analyste et le destinataire font bien souvent parti du système étudié : « la prétention à l’objectivité n’est plus tenable » (Nouvel 2002). De fait, l’aspect contextuel dans la définition de la modélisation est d’une importance particulière ici. En effet, si les modèles permettent la description ou la compréhension, ils prennent également parti à travers les choix de modélisation effectués, de manière consciente ou non. En outre, une fidélité parfaite au réelle est illusoire : un modèle ne pourra au mieux représenter parfaitement qu’une situation de départ, jamais une vision prospective et donc encore moins des crises à venir. C’est une « approximation sciemment consentie », une « fiction organisée » (Nouvel 2002). Le vocabulaire et la syntaxe de modélisation pourront seulement évoquer et évaluer des futurs possibles, mais toujours depuis un contexte socio-économique, selon un objectif et pour un public donné.

Aussi l’efficacité pratique doit être explorée, pour sortir de ce « modelling as usual » qui consisterait simplement à développer des modèles plus fins. Mais la tension demeure : (Jebeile 2019) parle d’un compromis dans les modèles entre acceptabilité et intelligibilité, respectivement la capacité d’un modèle à représenter le réel, et la faculté pour un acteur de raisonner et retirer des éléments explicatifs à partir d’un modèle. L’acceptabilité ou fidélité au réel, doit au moins concerner les paramètres pertinents choisis pour l’analyse. Si ce choix est évidemment orienté par l’objectif et par le contexte de la modélisation, il doit résister à un travail rigoureux de vérification et validation (voir la notice de Serge Fenet). Ainsi, tous les modèles ne se valent pas, ce qui nous permet d’éviter l’écueil du relativisme pour nous diriger sur le terrain du pluralisme (Bouleau 2014). Il existe différentes approches cohérentes de modélisation pour envisager la réalité, chacune faisant ressortir des variables d’intérêts tout en invisibilisant toutes les autres. Considérer cette pluralité est alors essentiel pour tendre à l’objectivité. Face aux crises, le modèle apparaît comme un objet d’échanges dont le but n’est pas la représentation parfaite du réel, mais bien une représentation choisie d’un système pour la compréhension et l’aide à la décision auprès d’une entité utilisatrice.

Intelligibilité des modèles

« Mieux modéliser », ce serait alors développer des modèles acceptables en considérant leur pluralité, mais aussi intelligibles. Si ce dernier aspect est trop souvent négligé, différentes bonnes pratiques permettent de gagner en intelligibilité.

D’abord, l’intelligibilité sera grandement facilitée par l’accès aux différentes étapes du processus de modélisation, avec des informations explicites sur les objectifs, hypothèses et contexte de la modélisation. Les principaux modèles, actuels comme historiques, manquent de transparence (Pfenninger et al. 2017 ; Robertson 2021). Ceci pose des problèmes de fiabilité, de barrière d’adoption et de manque de reproductibilité. Si une transparence parfaite semble inatteignable (puisqu’une part des connaissances est implicite et portée par les acteurs humains), tendre à l’ouverture est tout à fait accessible, et des communautés de modélisateurs telles que openmod s’y attellent (Morrison 2019).

Ensuite, un modèle n’est intelligible que pour un public donné. L’utilisation même de modèles numériques engendre un effet boîte noire opacifiant les liens entre les entrées et sorties des modèles, que la transparence des hypothèses et codes ne suffit pas à gérer. En plus de l’arbitrage quant à la complexité du modèle, il s’agit de choisir un niveau d’abstraction proche de la compréhension du public visé pour le modèle et ses résultats. Cela peut passer par l’utilisation de méta-modèles mettant en lumière les variables influentes pour les acteurs décisionnaires (Debizet, Pappalrdo, and Wurtz 2022), ou encore de représentations visuelles (Jebeile 2019). Ces facilitations de l’intelligibilité des modèles doivent toutefois être menées avec précautions. Des modèles au niveau d’abstraction proche de la compréhension humaine seront certes plus compréhensibles, plus faciles à manipuler et plus engageants. Mais leur proximité et ressemblance avec des concepts que l’on reconnaît facilement masquent le fait qu’ils correspondent à un langage machine bien loin de ces concepts familiers. Aussi monter en intelligibilité signifiera non seulement disposer de modèles compréhensibles quant aux systèmes qu’ils représentent, mais également de modèles clairs quant à ce qu’ils sont et ne sont pas, sous peine de retomber dans une foi aveugle en leur réalisme.

Modélisation critique et approches participatives

Nous avons vu que l’intelligibilité ne se comprenait que vis-à-vis d’un public donné. Une reconsidération de la Figure 1 permet cependant de requestionner le rôle de l’Entité utilisatrice du modèle en tant que public cible. L’entité utilisatrice peut en effet être la destinataire, voire la commanditaire de la modélisation. Elle peut ainsi bénéficier de résultats accessibles à propos d’un sujet d’étude choisi afin d’agir en conséquence. Mais cette vision linéaire de la décision rationnelle est biaisée (Nouvel 2002) : le système de valeurs du commanditaire ne sert pas uniquement de critère de choix en aval de la modélisation, mais a une influence directe sur la manière dont le problème sera posé. Ainsi, le processus de modélisation peut ne retenir que des options reflétant au mieux la vision du monde du commanditaire, et peut être instrumentalisé pour justifier des décisions déjà prises. Les modèles apparaissent alors comme une véritable ressource stratégique dans les débats de par l’autorité et la légitimité qu’ils confèrent (Pielke 2007). Pour tenter de se prévenir de tels écueils et être vigilant quant au potentiel nuisible de la modélisation, Nicolas Bouleau (Bouleau 2014) nous recommande une modélisation critique. Il envisage une prise en compte des intérêts qu’elle avantage en imaginant ses conséquences ; tout en assumant une position intermédiaire d’activité rationalisante dans un cadre moral et politique. Une telle pratique réclame à la fois indépendance, transparence et pluralisme. En effet, si les modélisateurs sont ici indispensables à la critique pour rendre la modélisation compréhensible, évaluable, et donc critiquable, une pluralité d’approches est nécessaire. Cette pluralité est nécessaire à la fois pour éviter un effet d’ornières (i.e. l’incapacité pour un acteur porteur d’une approche de modélisation à décrire des situations qu’il néglige) mais aussi pour prendre de la distance par rapport aux hypothèses implicites d’un cadre de modélisation (Bouleau 2014).

Si en revanche l’Entité utilisatrice est seulement destinataire de la modélisation, cela peut engendrer des problèmes d’accès et de compréhension. Au-delà de ces éléments d’accessibilité, se posent de réelles questions d’inclusivité, de représentativité et de démocratie dans les processus de modélisation. Avant même que la modélisation ne soit utilisée : qui choisit les objectifs de modélisation, et comment ? Dans la conception de Stengers (Stengers 2002), la qualité des connaissances d’un système peut s’évaluer à leur capacité à intéresser les publics concernés par ce système. Ainsi, le fait que les crises sociales et écologiques toucheront a priori les plus précaires doit inciter les scientifiques à mieux explorer et prendre en compte leurs points de vue et perspectives pour disposer de connaissances plus pertinentes. La multiplicité des perspectives fait écho au pluralisme d’approches, afin de tendre vers des modèles satisfaisants pour faire face à la complexité des crises (Jaeger et al. 2022). Des approches de modélisation plus participatives pourraient alors rapprocher le pôle des modélisateurs de celui des Entités utilisatrices dans la Figure 1, réconciliant au sein d’une communauté d’analyse systémique ouverte, les visions de l’avenir de la société civile et l’approche systémique de modélisation (Morrison 2020).

Comme bilan de cette section, il apparaît d’abord que les modèles doivent être pris pour ce qu’ils sont : une simplification de la réalité selon un objectif et dans un contexte donné. Ensuite, pour faire face aux problèmes de positivisme, d’intelligibilité, de valeurs et de démocratie, la modélisation comme outil de pensée se doit d’être pluraliste, ouverte, compréhensible, critique et participative.

Mais ces bonnes pratiques de modélisation sont-elles suffisantes pour réellement penser et faire face aux crises ? Une modélisation, aussi vertueuse soit-elle, est-elle suffisante voire même pertinente pour faire face aux crises ?

Face aux crises, faut-il seulement modéliser ?

Du fait de la visibilité toujours plus importante des crises dont les impacts sont désormais palpables même dans les pays les plus riches, il peut être tentant pour les scientifiques de vouloir modéliser toujours davantage celles-ci. Cela permettrait de mettre davantage en lumière les problématiques, de mieux les éclairer et d’accompagner et rationaliser les décisions. Cette tendance, qu’on peut qualifier de biais du modélisateur, semble s’être étendue à la société entière en attente de modèles pour répondre à ses questionnements. Mais avant d’envisager le modèle comme une réponse, peut-être faut-il d’abord réinterroger nos réelles capacités d’action et nos marges de manœuvre.

Des contraintes de temporalité

De nombreuses limites planétaires et limites du plancher social ont été franchies au cours des dernières années, et se sont concrétisées par une faible mobilisation politique. Dans ce contexte, deux enjeux de temporalité s’affrontent. Premièrement, la mise en place de nouvelles pratiques de modélisation et l’élaboration de nouveaux modèles systémiques1 sont des processus particulièrement chronophages. Les processus de prise de décision présentent par ailleurs une forte inertie. Deuxièmement, le franchissement de limites laisse présumer d’une proximité temporelle croissante avec des modifications brutales de l’environnement planétaire et des systèmes humains comme identifiées dans le rapport « Limits to growth ». Il est urgent d’agir ! Cette urgence est amplifiée par l’impossibilité de prévoir précisément les risques d’apparition de ces crises. Cette tension entre urgence et inertie questionne réellement l’utilité de s’engager dans de nouveaux efforts massifs dans la modélisation systémique. Avons-nous encore le temps et le luxe de nous lancer dans de telles démarches, vu le faible impact politique qu’ont eu les travaux de modélisation précédents ? Ne serait-il pas collectivement plus utile de consacrer le temps et l’énergie des chercheurs travaillant sur ces enjeux (qui sont une ressource particulièrement limitée) à des formes d’actions plus efficaces ?

Rôle et objectifs des chercheuses et chercheurs dans un monde en crise

Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’histoire semble montrer que l’inaction politique n’est pas liée à un manque de connaissances scientifiques, ni à un manque d’outils, ni à des difficultés techniques ou technologiques. Elle est plutôt liée à des problèmes d’inefficacité ou de désactivations des savoirs et des outils. Ces derniers sont eux-mêmes reliés à des enjeux concernant le rôle et le positionnement des chercheurs dans la société ainsi qu’à des enjeux plus foncièrement politiques comme par exemple la défense d’intérêts particuliers et l’existence de rapports de force existant au sein de la société, voir par exemple (Bonneuil et al. 2021). Une focalisation trop exclusive sur les outils de modélisation2 pourrait donc s’avérer être une erreur stratégique qui pourrait correspondre à une fuite en avant, à la participation inconsciente à une diversion collective (forme de déni) ou à un détournement du regard de là où se situent réellement les blocages (plutôt qu’à une confrontation rationnelle et courageuse à ceux-ci).

Revenons donc sur le rôle et le positionnement des chercheuses et chercheurs. Faire face à la crise socio-écologique nécessite une remise en cause des habitudes, des a priori et des réflexes. Cela nécessite aussi d’identifier les préjugés, les croyances, les tabous et fétiches qui sont tellement profondément ancrés qu’ils sont devenus imperceptibles. Dans Agir dans un monde incertain, Callon, Lascoumes, and Barthe (2001) dressent un inventaire de questionnements que doivent se poser collectivement les chercheurs : que savons-nous, et que voulons-nous savoir ? Quelles sont les pistes à explorer en priorité ? Faut-il attendre d’en savoir plus pour prendre des décisions ? Ces questions recouvrent aussi bien des enjeux techniques que sociaux, avec des aspects éthiques, esthétiques, symboliques, politiques, etc. Répondre à ces questions nécessite un croisement des regards (pluralité), de la concertation et l’émergence de délibérations fertiles autours des controverses difficiles (Callon, Lascoumes, and Barthe 2001; Stengers and James 2013). Les crises appellent donc à une recherche responsable, qui assume son implication dans un contexte et qui évalue3 sérieusement et de façon interdisciplinaire toutes les conséquences des connaissances et des techniques qu’elle produit (Carvallo and Ruphy 2020).

Les crises se caractérisent également par la diversité d’acteurs et intérêts impliqués, pouvant donner lieu à des conflits de valeurs. Penser les crises en cherchant à améliorer les états cognitifs d’un public donné apparaît alors comme insuffisant. La modélisation peut se révéler inopérante pour prendre des décisions en situation de conflit d’intérêts (Pielke 2007; Bouleau 2014), et donc, pour faire face aux crises. La prise de décision est un processus politique : les outils sont ici les différents modes de gouvernance possibles. Ainsi comme l’explique (Pielke 2007), les chercheurs et chercheuses ont le choix entre deux postures foncièrement incompatibles lorsqu’ils interviennent dans de tels débats et délibérations fondamentalement politiques. Ils peuvent tout d’abord adopter la position de l’honest broker, un intermédiaire qui ouvre et clarifie les choix possibles. Dans ce cas, leurs tâches consisteront à :

S’ils le souhaitent, les scientifiques peuvent chercher à convaincre en présentant les fondements scientifiques d’une alternative parmi les possibles. Ce positionnement est incompatible avec la position d’honest broker mais joue un rôle important en démocratie. Dans tous les cas, les choix de positionnement des chercheurs doivent impérativement être clairs, explicites et rigoureusement tenus au risque d’une décrédibilisation et d’une relativisation du discours scientifique.

Conclusion

Le développement de modèles accessibles, critiques et mobilisant différentes perspectives académiques et non-académiques relève de bonnes pratiques mais ne sont pas des conditions suffisantes pour que la modélisation permette de faire face aux crises dans l’urgence actuelle. Cela appelle à des prises de décisions, et donc des processus politiques. La recherche dans le domaine de la modélisation peut dès lors proposer des modèles acceptables et intelligibles, mais surtout être explicite quant à leur rôle dans les délibérations. Celui-ci est nécessairement limité et complémentaire d’autres approches, mobilisant par exemple les sciences sociales et des indicateurs non-quantitatifs, ou encore des savoirs contextuels liés aux expériences de terrains. Ces approches réclament toutefois des changements profonds et du temps pour être déployées. Alors que la temporalité des crises s’impose comme de plus en plus pressante et que l’évolution actuelle de la recherche vers des modes compétitifs entraîne une tendance au statu quo, il est plus que jamais l’heure non seulement de l’action scientifique, mais aussi politique et citoyenne.

1 Dont, rappelons-le, la faisabilité et la pertinence politique des résultats n’ont pas encore réellement établies.

2 Qui pourrait être naturellement séduisante pour une majorité de scientifiques, car légitimant et valorisant.

3 Cela peut par exemple passer par « l’anticipation des débordements potentiels » (Callon, Lascoumes, and Barthe 2001) ou par des évaluations contestataires au sein même des disciplines (Bouleau 2014).