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Dans quelle mesure les conclusions tirées du modèle World3 sont-elles valides? Comment le modèle peut-il être mis à l’épreuve de la réalité s’il n’a pas vocation à être prédictif ?

Pierre-Yves Longaretti

Introduction

Une question récurrente posée à propos du modèle World3 porte sur la fiabilité des conclusions qui en sont tirées. Ce point nécessite d’expliciter pourquoi et en quoi ces conclusions sont scientifiquement fondées. Notamment, il s’agit dans la mesure du possible d’identifier les conséquences du modèle qui, dans le jargon des modélisateurs, ne sont pas « modèles-dépendantes », à savoir celles qui ne sont pas ou peu affectées par les choix de modélisation effectués au cours de l’élaboration du modèle, ou celles qui dépendent de choix de modélisation scientifiquement valides.

Cette question porte sur des enjeux à la fois épistémologiques et méthodologiques. Néanmoins, avant d’entrer dans cette discussion, il convient de rappeler brièvement lesdites conclusions. Il s’agit en premier lieu de celles tirées par les auteurs eux-mêmes en 1972, récemment résumées par l’un d’entre eux, Jorgen Randers1,:

  1. L’empreinte environnementale humaine a augmenté de 1900 à 1972.
  2. Cette empreinte ne peut continuer à croître au même rythme au cours du XXIe siècle.
  3. Un dépassement de capacité de charge de la planète2 est vraisemblable, du fait de délais importants dans les processus de décision individuels et collectifs.
  4. Une fois en dépassement de capacité, une contraction (de la population, de ses besoins) est inévitable.
  5. Un dépassement de capacité est évitable par des politiques volontaristes.
  6. Il est important d’agir dès que possible.

Le dépassement de capacité étant largement engagé de nos jours, le point 5 est partiellement caduc et devrait être remplacé par l’atténuation des conséquences du dépassement de capacité par des politiques volontaristes. Le point 6 reste critique, tout retard amplifiant les conséquences potentiellement désastreuses d’un dépassement de capacité de charge de la planète.

Le terme de contraction choisi par J. Randers est plus neutre que celui d’effondrement, mais décrit le même phénomène. Le rapport, notamment dans sa version de 20043, fournit par ailleurs une liste de recommandations sur le type de décision nécessaire pour éviter un dépassement de capacité, et qui portent sur la remise en cause des logiques de croissance :

Ces recommandations restent pertinentes pour limiter les conséquences du dépassement de capacité en cours.

La même mise à jour du rapport donne une idée de ce qu’« agir dès que possible » signifie (point 6) ; en particulier, le scénario 10 montre l’effet semi-quantitatif non négligeable d’un retard de vingt ans (2000 au lieu de 1980) sur la stabilisation de la population, de son niveau de vie, et sur les conséquences en termes de pollution et d’usage des ressources non-renouvelables par exemple. Ces vingt ans sont à mettre en regard de l’absence de progrès sur les émissions de gaz à effet de serre et donc sur la question du changement climatique en trente ans de négociations internationales : nos retards de réaction sont plus que critiques.

Ce type d’action volontariste aurait permis de stabiliser la population et son empreinte environnementale à un niveau de vie décent, mais il convient de noter que sans les mesures prises en terme d’efficacité technologique, cette stabilisation aurait été impossible, du moins à ce niveau de vie dans ce modèle. Ces mesures d’efficacité sont atteignables (et donc réalistes) mais particulièrement ambitieuses. Le retard de réaction actuel obère les chances de maintenir un niveau de vie décent pour l’essentiel de la population, mais il reste des marges de manœuvre sur ce front.

En plus de ces conclusions qualitatives et partiellement semi-quantitatives, des réanalyses récentes4 visent à montrer ou du moins argumenter de façon quantitative que la trajectoire que nous avons suivie depuis 1972 est proche du scénario de base (business as usual) – ou proche d’un scénario voisin – étudié par les auteurs du modèle. Ce genre de conclusion est a priori plus surprenant dans la mesure où les auteurs ont largement souligné que leur modèle n’avait pas vocation à être quantitativement précis.

La suite de ce texte discute pourquoi et dans quelle mesure ces conclusions tirées du modèle peuvent être considérées comme scientifiquement valides.

Remarques préliminaires

L’idée qualitative sous-tendant les différentes évolutions couplées de la population et de la capacité de charge de la planète (évolutions dont les causes sont modélisées dans World3 et la dynamique d’effondrement par dépassement de la capacité de charge sont inextricablement liées. De ce point de vue, la plupart des principaux messages énoncés ci-dessus (1 à 6) – messages essentiellement qualitatifs – ne dépendent en fait pas des détails du modèle World3, et leur validité est simplement liée à celle, beaucoup plus forte et générique, de ces conditions qualitatives. Par ailleurs le premier est une constatation sur le passé, qui est maintenant fermement établie5.

Le seul élément semi-quantitatif de ces six principaux messages est l’horizon de temps de la limite de la croissance de la population humaine et de ses besoins, fixé dans le courant du XXIe siècle. Ce point sera discuté plus bas en même temps que les éléments quantitatifs de comparaison mentionnés à la fin de l’introduction.

La fiabilité des éléments de politique volontariste provient qualitativement du lien entre structure et causalité. Brièvement, dans un modèle systémique, la structure des interactions entre secteurs et variables du modèle définit la causalité du modèle. Dans World3, les structures les plus importantes amenant à un dépassement de capacité de charge sont liées à la croissance de la population et à la croissance de la production industrielle et agricole. Stabiliser ces deux points implique donc de remettre en cause les logiques sous-jacentes. C’est précisément ce que visent les recommandations d’ordre politique qui portent sur la stabilisation de la population et de la capacité de charge.

Aspects épistémologiques

La question principale, sur le plan épistémologique, est de cerner ce que peut signifier la validation d’un modèle dont une seule instanciation historique peut avoir lieu6. Dans le cas présent, l’unicité historique est liée au fait que la question de savoir si une autre civilisation du passé a disparu principalement via un dépassement de capacité de charge fait débat (chez les archéologues en particulier7). De toutes façons le modèle World3 ne s’applique en l’état qu’à la période actuelle.

Sans entrer dans les détails des discussions épistémologiques sur le bien-fondé ou non des modes d’induction, de la notion de réfutabilité ou autres8, d’un point de vue pragmatique, la communauté scientifique de sciences dures considère à la fois des éléments de confirmation et des éléments de réfutation pour juger de la validité d’une théorie. Par exemple, le fait que des théories comme la gravité newtonienne ou la mécanique quantique aient été vérifiées dans de très nombreux contextes, de façon répétée, et à un très grand degré de précision quantitatif contribue très clairement à leur validité ; le caractère prédictif (et non seulement explicatif a posteriori) joue un rôle important sur ce point. Un autre élément important est le nombre de paramètres libres de la théorie9 : si ce nombre de paramètres est du même ordre que le nombre de tests indépendants effectués, la théorie ne sera pas considérée comme validée.

World3 n’est pas une théorie, mais un modèle : il ne fait pas de prédictions, uniquement des projections dans le cadre de scénarios. Sa validation – dans la mesure où elle est possible – ne peut donc pas reposer sur les principes de validation des théories scientifiques, même en ignorant la question de l’unicité de l’instanciation historique. Une façon alternative mais cependant proche de procéder est de voir si, à défaut de valider le modèle dans son ensemble, il est possible d’en valider les différentes composantes, d’une façon adaptée au fait que World3 inclut des éléments de sciences dures, de sciences de l’environnement et de sciences humaines. Si toutes ses composantes sont valides, on pourra considérer que le modèle dans son ensemble est validé10 ou à défaut dans quel mesure il ne l’est pas. Dans le cas de World3, les composantes sont les suivantes :

  1. Les paramètres.
  2. Les différents secteurs, y compris leurs variables et la structure de leurs boucles de rétroaction.
  3. Les éléments manquants.

L’inclusion des éléments manquants dans cette liste peut paraître paradoxale (par définition un modèle n’incorpore pas les éléments manquants), mais on va voir qu’il s’agit en fait du point le plus critique. La discussion de ces différents points relève de considérations d’ordre méthodologique.

Aspects méthodologiques

Analyse de sensibilité

L’analyse de sensibilité consiste à étudier l’effet de changements de paramètres d’une théorie ou d’un modèle sur les résultats, projections ou prédictions tirées de la théorie ou du modèle. L’idée sous-jacente est que varier certains paramètres peut induire des variations importantes de comportement dans les résultats. Dans le cas de World3, la question est que si des variations « petites » des paramètres induisent une stabilisation des évolutions pour les scénarios conduisant à un effondrement, le risque d’effondrement peut être largement surestimé et simplement dû au modèle lui-même ; dans ce cas, les conclusions tirées du modèle sur les risques d’effondrement ne seront pas valides.

Les auteurs ont répondu par anticipation à ce point en effectuant une analyse de sensibilité et en insistant sur le fait que le modèle doit être réaliste11 ; en l’occurrence, la contrainte de réalisme porte sur les valeurs et domaines de variation admissibles de façon raisonnable pour les différents paramètres du modèle. Leur conclusion est que le modèle est valide du point de vue de sa paramétrisation. Néanmoins, leur analyse de sensibilité était incomplète et une autre analyse de sensibilité plus extensive a été produite dans la seconde moitié des années 70. Cette réanalyse a conclu au contraire que le modèle était facilement stabilisé12 vis-à-vis des risques d’effondrement. Néanmoins, cette conclusion ignore la contrainte de réalisme. L’analyse de sensibilité en question a formulé le problème de façon systématique, mais a ignoré que les domaines de variation raisonnables des paramètres diffèrent de façon drastique entre les différents paramètres. La prise en compte de ce point conduit à une confirmation des conclusions des auteurs13 : les conclusions du modèle sont valides même en tenant compte de l’incertitude existante sur ces paramètres.

Secteurs et boucles de rétroaction dominantes

Les discussions de la modélisation des secteurs et de la structure des boucles de rétroaction sont liées, du fait que les boucles de rétroaction internes aux secteurs sont l’élément structurel le plus important de la modélisation des différents secteurs. Les boucles de rétroaction intersectorielles, quant à elles, font intervenir les différentes variables considérées comme paramètres externes par chaque secteur, et de ce fait sont également définies par les modèles adoptés pour chacun d’entre eux.

Le modèle prend en compte cinq secteurs : population, production industrielle, production agricole, ressources non renouvelables et pollution persistante. Le secteur de la population est le plus sophistiqué, et fournit un point d’entrée utile de la discussion de la validation de sa modélisation. En pratique, ce secteur et ses boucles de rétroaction implémentent de façon stylisée ce que les démographes appellent la théorie de la transition démographique, qui théorise le passage de hauts taux de natalité et de mortalité pratiquement égaux à des taux bas (proches de deux enfants par couple sur leur durée de vie) et également pratiquement égaux ; entre ce point de départ et d’arrivée, le taux de natalité excède sensiblement le taux de mortalité (pour des raisons liées à l’évolution des niveaux de vie) et une croissance démographique forte est observée sur plusieurs décennies, voire un siècle. Cette théorie est validée à travers les nombreux exemples observés de transition démographique au cours des 150 dernières années, achevée (pays industrialisés) ou encore en cours à différents stades (pays en développant). De fait, il s’agit de l’une des théories quantitatives de sciences sociales les plus fiables dont on dispose. Son usage à un niveau agrégé global dans le modèle est donc valide dans la mesure où l’agrégation elle-même est valide, et dans la mesure où les déterminants démographiques du passé sont valides dans le futur. La question de l’agrégation a été discutée dans la notice sur la conception du modèle.

Les autres secteurs des ressources non renouvelables et de la pollution relèvent plus directement de sciences de l’environnement, et reposent sur des connaissances relativement bien établies. Les deux seuls secteurs restant sont des secteurs productifs. Leur modélisation résulte à nouveau d’une stylisation de faits empiriques bien établis. La remarque précédente sur le niveau d’agrégation s’applique ici aussi ; celle sur la projection dans le futur ne concerne que les secteurs productifs.

La question de la validité des déterminants empiriques du passé pour les projections dans le futur vient des secteurs où les valeurs individuelles et collectives interviennent14 : secteurs productifs, et population. Les faits empiriques modélisés sont eux-mêmes sous-tendus par des choix de valeurs individuelles et collectives. L’hypothèse de prolongement de validité de ces faits empiriques dans le futur ne peut donc se faire au-delà de l’horizon de stabilité des conditions sociales et politiques qui les sous-tendent. C’est la raison pour laquelle le modèle devient non pertinent au-delà du pic de population et de production : à ce stade, les logiques sous-jacentes sont par nécessité soumises à des ruptures individuelles, collectives, institutionnelles, politiques, etc ; notamment les grands équilibres sociaux et politiques sont nécessairement bouleversés au-delà de ce point. Le modèle peut également devenir non pertinent plus tôt pour une raison similaire, par exemple du fait de l’émergence de conflits généralisés, et ce genre de processus est explicitement exclu par les auteurs, non parce qu’il ne peut pas survenir, mais parce qu’il ne peut pas être pris en compte dans le modèle ; réciproquement, tant que ce genre de processus de rupture n’intervient pas, la validité du modèle n’est pas mise en cause. Finalement, sur ce même point d’extrapolation dans le futur de déterminants du passé, le modèle suppose implicitement l’extension des modes de production occidentaux à l’ensemble de la planète. Cette dernière hypothèse a largement été vérifiée dans les faits au cours du demi-siècle écoulé depuis la publication du rapport sur les limites de la croissance. La même remarque s’applique, comme souligné plus haut, à la dynamique démographique qui dans les grandes lignes et quels que soient les pays, suit la théorie de la transition démographique.

Choix de modélisation et éléments manquants

Cette discussion suggère que le point le plus critique de validité du modèle tient in fine à la validité de son niveau d’agrégation. Celui-ci a déjà été abordé dans la notice sur la conception du modèle, mais la justification donnée (qui combine le niveau de précision impliqué d’une part par la nature qualitative de la question posée et le niveau de précision possible dans la modélisation des phénomènes sociaux prise en compte) laisse certaines questions importantes dans l’ombre. En particulier, il n’est pas évident a priori que la prise en compte d’hétérogénéités ignorées dans le modèle n’induise pas d’effet qualitatif nouveau.

Les auteurs se basent sur leur expérience de modélisation pour argumenter ce point, mais il n’est pas possible d’en apporter une preuve formelle. Par contre il est possible d’examiner partiellement l’effet de différentes sources d’hétérogénéités en développant des modèles les prenant en compte. Ces hétérogénéités sont essentiellement de trois types :

Le nombre de modèles incorporant l’une ou l’autre de ces hétérogénéités (voire toutes) à différents niveaux de désagrégation est beaucoup trop important pour être passé en revue ici. Ils sont à très gros traits de deux types : des modèles de type World3, dont Earth415 et ses prédécesseurs sont des archétypes assez sophistiqués, et des modèles d’évaluation intégrée (Integrated Assessment Models ou IAMs) dont les versions successives du modèle IMAGE16constituent un exemple particulièrement élaboré.

D’une part, les modèles désagrégés visant un niveau comparable à World3 de complétude systémique et de réalisme ne remettent pas en cause les conclusions principales tirées de ce modèle17. Les modèles plus détaillés existant semblent avoir abandonné ce niveau d’ambition sur ces deux fronts, non pas seulement du fait de la complexité accrue de tels modèles, mais aussi parce que ceux-ci sont développés en lien plus étroit avec des commandes gouvernementales, dont les objectifs normatifs sont plus forts, notamment en terme d’attente de conciliation entre politiques de croissance et objectifs sociaux et environnementaux, sans qu’une telle attente ne soit analysée de façon critique.

Validité des analyses rétrodictives quantitatives

Les analyses de Turner et Herrington (voir note de bas de page 6) effectuent une comparaison quantitative des principales sorties du modèle dans les différents scénarios avec les variables correspondantes du monde réel, pour conclure que l’évolution du monde depuis 1970 est celle correspondant aux scénarios de base (Business as Usual) ou à une variante assez proche. Cet accord peut sembler surprenant à première vue du fait du niveau de stylisation et d’agrégation du modèle.

Néanmoins, la validité de ce genre d’analyse tient au fait qu’à ce jour, elles ne plongent pas très profondément dans la structure dynamique fine du modèle, mais reposent essentiellement sur deux facteurs : la calibration18 du modèle sur la période 1900-1970, et les échelles de temps du modèle. Ces dernières ne sont pas figées mais ont des domaines de variation définis par les boucles de rétroaction du modèle. Notamment, les taux de natalité et de mortalité sont déterminés dynamiquement. Or la démographie est l’une des plus importantes dynamiques du modèle, soit parce qu’elle tire la croissance et le dépassement de capacité de charge, soit parce qu’elle réagit à l’érosion de la capacité de charge une fois celle-ci dépassée et compte-tenu des autres échelles de temps d’inertie du modèle. Toutes ces échelles de temps sont typiquement de l’ordre de quelques décennies19. Ces échelles de temps ne dépendent pas de détails fins du modèle, mais de faits empiriques assez génériques.

Ces considérations suffisent à expliquer les points quantitatifs évoqués dans cette notice. D’une part, l’échelle de temps de renversement de tendance de l’empreinte environnementale du point 2 cité en introduction (courant du XXIe siècle) est très large et donc quasi-certaine par rapport à ces échelles de temps caractéristiques. D’autre part, la calibration sur la période 1970-2000 suffit à assurer que l’extrapolation des tendances va correspondre aux évolutions observées sur au moins deux ou trois décennies et ce même en l’absence de tout modèle dynamique. Pour la même raison, les échelles de temps du modèle impliquent que les évolutions produites par le modèle (notamment pour des scénarios de type business as usual) vont produire des déviations faibles par rapport à ces extrapolations tendancielles. La direction de ces déviations (ralentissement ou accélération par rapport à l’extrapolation tendancielle) va elle à un très haut degré de fiabilité être qualitativement correcte dans les différents scénarios du fait de la validité méthodologique du modèle discutée antérieurement.

Par contre, poursuivre ce genre d’analyse quantitative jusqu’au point d’initialisation de l’effondrement ou de déclin des différents scénarios de non-stabilisation de la population et de la capacité de charge est hasardeuse, ne serait-ce que par ce que ce point varie de façon sensible, y compris à l’intérieur d’un scénario donné20 ; chercher à contraindre le scénario pertinent jusqu’au point d’effondrement relève(ra) donc de façon quasiment inévitable d’une surinterprétation du modèle.

Critique méthodologique économiste et sa réponse

La communauté académique des économistes a longtemps largement rejeté les conclusions des auteurs du rapport sur les limites de la croissance – et un certain nombre d’économistes continue à le faire – sur la base d’arguments liés notamment à l’absence de mécanisme de prix dans le modèle et via le rôle supposé de la technologie.

Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail de ce genre d’argumentaire et de ses points aveugles, mais il convient de souligner quelques points. Un mécanisme de prix ne peut pas, par exemple, enrayer la dynamique de raréfaction des ressources non renouvelables. On le voit par exemple avec la flambée des prix du gaz en Europe consécutive à la guerre russo-ukrainienne. Les mécanismes de prix ne font que véhiculer une information de raréfaction (soumise par ailleurs à de la spéculation) mais ne font pas émerger de substitut magique. World3 supprime l’étape intermédiaire des prix pour aller directement aux conséquences d’une telle raréfaction, en particulier sur les secteurs démographique et productifs du modèle. L’échelle de temps minimale prise en compte dans le modèle (vingt ans) lisse les effets d’une dynamique de prix et justifie d’autant plus le fait de l’ignorer dans le modèle. Mais cette forme de raisonnement est par nature étrangère aux économistes.

La façon dont l’impact potentiel d’améliorations technologiques/techniques diverses est prise en compte dans World3 est beaucoup plus réaliste que celle des modèles macroéconomiques dits de croissance endogène. En particulier, les taux d’amélioration supposés dans les mesures d’efficacité technologique citées plus haut (de l’ordre de 4%/an au maximum dans la mise à jour de 2004 du modèle) sont nettement supérieurs aux taux moyens historiques et de fait déjà très difficiles à atteindre. Les taux de diminution d’intensité énergétique du PIB (quantité d’énergie utilisée par pourcent de PIB), visés par exemple dans les modèles de découplage visant à limiter le réchauffement planétaire à 2°C en conformité avec les accords de Paris sont encore supérieurs, sans justification ou discussion de la possibilité même de les atteindre ; de fait ils sont pratiquement inatteignables21.

Un autre aspect de la critique économiste porte sur le fait que le signal prix va provoquer l’émergence de substituts pour les ressources devenues rares. Par exemple dans le cas de l’énergie, le prix croissant à terme du pétrole et plus généralement des hydrocarbures va provoquer l’émergence de sources d’énergie de substitution de meilleurs marché. Cet argument ignore les dynamiques de substitution, qui, pour des déploiements industriels aussi massifs que ce qu’impose la restructuration de notre système énergétique, ne peut pas se faire au rythme attendu22, ni éventuellement se faire du tout23. De façon générale, l’économie néoclassique, de par sa focalisation sur les équilibres, ignore structurellement toutes les inerties dynamiques qui conduisent fréquemment à l’absence d’état d’équilibre. Par ailleurs, cet argument ignore aussi un des messages centraux de World3, à savoir que les problématiques sectorielles (ici le secteur énergétique) ne sont que des symptômes. Traiter un problème sectoriel revient à confondre une causalité locale et conditionnelle avec la causalité structurelle liée au réseau de boucles de rétroaction, ce qui ne fait que déplacer le problème ailleurs24.

Finalement, la critique économiste relève d’une vision du monde radicalement différente de celle des auteurs. Pour les économistes orthodoxes les plus au centre de leur discipline, l’environnement est appréhendé comme encastré dans l’économie au sens où tout problème peut, voire doit, être abordé à travers le filtre d’une analyse économique25 alors que pour les sciences de l’environnement, diverses sciences humaines et divers courants économiques hétérodoxes, la société et son activité économique sont enchâssées dans le système Terre26. Ces deux visions sont irréconciliables et s’inscrivent dans des systèmes de valeur et des philosophies morales totalement opposés, indépendamment des limites épistémologiques du point de vue orthodoxe.

Conclusion

La conclusion essentielle est qu’il n’existe pour l’instant aucun élément permettant de douter de la validité des conclusions tirées de World3, tant sur le plan épistémologique que sur le plan méthodologique. Les éléments d’analyse dont on dispose sur ces deux plans confirment au contraire et dans l’état actuel des connaissances la fiabilité du modèle pour le type de question qualitative posée par ses auteurs.

Notamment, l’un des messages essentiels de World3 est qu’un dépassement de capacité de charge de la planète ne peut être que temporaire27. Si un tel dépassement était encore potentiel en 1972,ce n’est plus le cas de nos jours : nous sommes en dépassement de capacité et cette capacité est en cours d’érosion ; la « contraction » de la population à la capacité n’est donc plus qu’une question de temps, et la violence de ce retour dépend largement des retards de réaction que nous continuons à accumuler. De ce fait, l’autre message essentiel est que le temps est compté. Il est rétrospectivement clair que la vingtaine d’années écoulées – l’échelle de temps de l’urgence de l’action mentionnée par les auteurs eux-mêmes – entre le tournant du siècle et aujourd’hui a effectivement pesé lourd dans la balance des destructions environnementales, et il parait difficile de maintenir le même rythme au cours des vingt prochaines années sans conséquence potentiellement catastrophique au cours du siècle et au-delà.

1 Randers, J. “A co-author’s view : what did the Limits to Growth really say?” In “Limits and Beyond”, U. Bardi and C.A. Pereira, eds. Exapt Press, 2022. Les conclusions listées ici sont exprimées en s’appuyant sur le concept d’empreinte environnementale, postérieur à la première édition du rapport sur les limites de la croissance, mais il s’agit d’un point de détail.

2 Cette expression désigne la population maximale supportable de façon durable par la planète. Voir la notice sur la conception du modèle.

3 D.H. Meadows, J. Randers et D.L. Meadows, Limits to Growth – The 30-Year Update, Chelsea Green Publishing (2004).

4 Turner, G. 2008. “A comparison of The Limits to Growth with 30 years of reality.” Global Environmental Change 18 (3): 397–411 ; Herrington, G. 2021. “Update to limits to growth: Comparing the World3 model with empirical data.” Journal of Industrial Ecology 25 (3): 614–26.

5 C’était déjà le cas en 1972. La connaissance s’est affinée depuis, mais n’a fait que renforcer la conclusion.

6 A noter qu’on problème similaire se pose pour la validation de la cosmologie (théorie de l’histoire de l’Univers pris comme un objet global) basée sur la relativité générale.

7Tainter, J.A. 2006. Archeology of overshoot and collapse. Annual Review of Anthropology, 35:59-74; Middleton, G.D. 2012. Nothing lasts forever: environmental discourses on the collapse of past societies. Journal of Archeological Research, 20:257-307.

8 Pour une introduction à la philosophie des sciences dures, voir par exemple Chalmers A., Qu’est-ce que la science (disponible en poche) et pour les sciences sociales mais plus fourni, Berthelot J.-M., Epistémologie des sciences sociales, Presses Universitaires de France, 2018 (3ème édition).

9 Par exemple dans le cas de la gravité newtonienne, la constante de la gravité G (seul paramètre générique de la théorie) et la masse des corps en interaction pour chaque situation particulière.

10 Dans les sciences de l’Univers (astrophysique et géophysique notamment) des méthodes hybrides de validation, combinant validation en laboratoire et observations de systèmes sur lesquelles on a aucun contrôle par nature (les étoiles, l’atmosphère terrestre, etc) sont fréquemment utilisées. Le raisonnement déployé ici (validation d’une théorie ou d’un modèle en validant indépendamment ses différents constituants) est de fait souvent mobilisé.

11 Cette contrainte de réalisme fait partie des conditions listées pour qu’un modèle soit utile. Voir la notice sur les buts du modèle.

12 Vermeulen P.J., de Jongh D.C.J. ‘Dynamics of Growth in a Finite World’ – Comprehensive
Sensitivity Analysis. IFAC Proceedings Volumes, 9(3):133–145, 1976 ; de Jongh D.C.J. Structural parameter sensitivity of the ‘Limits to Growth’ world model. Applied Mathematical Modelling, 2:77-80, 1978.

13 Cette conclusion provient de l’analyse de sensibilité exhaustive effectuée dans l’équipe STEEP par Mathilde Jochaud du Plessix (https://theses.hal.science/INRIA/hal-02434683) ; la même conclusion est obtenue par Heath A.W., Stappenbelt B., Ros M. Uncertainty analysis of the Limits to Growth model: sensitivity is high, but trends are stable. GAIA 28(3):275–283, 2019.

14 Voir les deux notices sur la question des valeurs pour une discussion plus approfondie de ces points.

15 https://www.earth4all.life/the-science

16 https://www.pbl.nl/en/image/about-image

17 Quand ce n’est pas le cas, le réalisme du modèle est en cause, mais l’argumentation de ce point dépasse largement le cadre de cette notice.

18 On entend par calibration le fait d’ajuster les évolutions produites par le modèle sur l’évolution historique observé au cours de la période de calibration, en l’occurrence 1900-1970. Cette calibration n’a pas été effectuée via une optimisation fine, mais par un ajustement par essai et erreur aux évolutions observées. Elle est néanmoins assez précise.

19 C’est inévitable pour la démographie, une génération humaine étant de l’ordre d’une cinquantaine d’années. Les délais de réaction sont typiquement de l’ordre d’une vingtaine d’années ou plus, de même que les temps d’érosion de la capacité de charge.

20 Par exemple, la date du maximum de population varie de quelques décennies uniquement du fait de la sensibilité aux paramètres du modèle.

21 Brockway P.E., Sorrell S., Semieniuk G., Heun M.K., Court V. 2021. Energy efficiency and economy-wide rebound effects: a review of the evidence and its implications. Renewable and Sustainable Energy Reviews, 141:110781.

22 Smil, V. Examining energy transitions: a dozen insights based on performance. Energy Research & Social Science, 22 : 194–197, 2016.

23 Voir par exemple, Fressoz, J.B. Pour une histoire désorientée de l’énergie. 25èmes Journées Scientifiques de l’Environnement, 2014. (https://hal.science/hal-00956441v1).

24 Voir la notice sur les buts du modèle pour une explicitation de ce point crucial.

25 Cette vision sous-tend la tendance de l’économie en tant que discipline à vouloir coloniser tous les autres champs disciplinaires. Ce point touche aussi à l’épistémologie pour le moins singulière et sur le fond difficilement défendable de l’économie orthodoxe (Keen, S. 2017. L’imposture économique, Editions de l’Atelier, chapitre 8 ; Pottier, A. 2016. Comment les économistes réchauffent le climat, Seuil, collection anthropocène).

26 Voir aussi Daly, H. 1997. Beyond Growth, Beacon Press.

27 Sur ce point, voir aussi la notice sur la conception du modèle.