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Comment les valeurs culturelles ont-elles été intégrées dans la structure et le fonctionnement du modèle World3 ?

Diana Mangalagiu et Cristina Apetrei

1. L’individuel agrégé au niveau collectif

Dans cette notice reliée à la précédente où nous avons présenté une discussion sur le concept de valeurs, nous examinons comment les valeurs du monde réel sont intégrées dans la structure et le fonctionnement du modèle et affectent de manière endogène ses résultats.

Nous considérons les valeurs en relation avec les comportements qui sont supposés en découler. Bien que la prise de décision ne soit presque jamais la conséquence des valeurs seules, les valeurs morales et culturelles influencent les choix individuels dans la mesure où elles sous-tendent les préférences individuelles, les perceptions du risque ou la volonté de payer.

Au niveau sociétal, les valeurs individuelles se traduisent par des politiques, des normes, des paradigmes et des cultures. Nous employons ici le terme « systèmes de valeurs » pour saisir un ensemble de points communs dans les valeurs individuelles d’une société donnée – ces valeurs sont également appelées valeurs partagées, sociales ou sociétales, ou culturelles.

Le modèle World3 est un modèle de dynamique de système, ainsi il ne représente ni ne tient compte de l’agency individuelle et de l’hétérogénéité des préférences. En tant que telles, les représentations de valeurs endogènes au modèle ne sont pas liées aux individus, mais plutôt aux choix, politiques et processus collectifs qui concernent la population, le capital, l’alimentation, les ressources non renouvelables et la pollution. Cinq catégories de variables sont ainsi prises en compte et évaluées les unes par rapport aux autres. Comme tout modèle, World3 ne peut inclure qu’un nombre limité de variables, impliquant que les interactions étudiées ne sont que partielles. De plus, le modèle étant global, le degré d’agrégation est nécessairement élevé.

La méthodologie de construction et d’analyse du modèle comprenait quatre étapes : 1) cartographie des relations causales entre ces principales composantes, 2) quantification de chaque relation à l’aide de données globales quand disponibles et de données locales caractéristiques, dans le cas contraire, 3) simulation afin de comprendre comment les cinq variables évoluent simultanément au fil du temps et comment différents changements numériques affectent les résultats (analyse de sensibilité), et 4) évaluation des effets de différentes politiques (Meadows et al., 1972). Les systèmes de valeurs apparaissent à différents niveaux du modèle influençant son fonctionnement et résultats.

2. Intégrer les valeurs dans les modèles : des éléments du système à l’intention

Notre analyse a comme point de départ l’article fondateur de Donella Meadows sur les lieux d’intervention dans un système (Meadows & Wright, 2008) et les travaux ultérieurs d’Abson et al. (2017). Ces travaux regroupent les douze points de levier de Meadows en quatre « grands types de caractéristiques du système que les interventions peuvent cibler » (p. 5) : paramètres, rétroactions, conception et intention.

Nous nous basons sur les définitions données par les auteurs à ces types de caractéristiques du système et proposons notre propre opérationnalisation. Ainsi, nous distinguons cinq niveaux différents auxquels les valeurs sont intégrées dans le modèle World3 : a) le choix de l’horizon temporel de l’étude – 200 ans ; ce choix est fondamental car dans la plupart des systèmes de valeurs culturelles, les siècles n’ont aucune pertinence ; b) les paramétrisations spécifiques du modèle, c’est-à-dire la plage de valeurs possibles pour des variables spécifiques, mais aussi des choix liés aux équations utilisées pour représenter certaines relations causales ; c) les rétroactions, les valeurs en déterminant comment les relations entre différentes variables ou sous-modèles sont construites, par exemple la relation entre la production industrielle et les sous-modèles alimentaires ; d) la conception du système du monde réel, ses flux d’informations et ses structures institutionnelles, ainsi que dans la manière dont ceux-ci sont interprétés et traduits dans le modèle ; e) l’intention sous-jacente du système, c’est-à-dire le paradigme à partir duquel le système émerge et les objectifs qu’il sert, ou les visions du monde des acteurs qui ont le pouvoir dans ce système.

Nous avons analysé dans la notice précédente comment les valeurs sont intégrées dans la conception et l’intention du système. Nous considérons que ces deux niveaux sont exogènes au modèle et qu’ils sont davantage liés à la mentalité des scientifiques et aux paradigmes et points de vue sociétaux sur la croissance économique et le développement qui étaient dominantes en 1972, lors de la conception du modèle. Ici, nous nous concentrons sur comment les valeurs peuvent informer les paramétrisations et les boucles de rétroaction du modèle. Par la suite, nous renommons la catégorie « paramètres » en « éléments » pour mieux illustrer que ce ne sont pas seulement les valeurs numériques d’une équation qui font l’objet de l’analyse, mais aussi les équations en elles-mêmes ou les relations plus générales entre les variables.

À titre de mise en garde, notons que ces types ne sont pas strictement délimités et que les exemples que nous donnons pour chacun peuvent ne pas être des illustrations parfaites. Cependant, notre objectif n’est pas de montrer une séparation nette, mais plutôt d’illustrer les multiples façons dont les valeurs peuvent être intégrées dans un modèle, dont certaines sont plus subtiles et tacites que d’autres.

3. Les éléments du système

Au niveau des éléments du système, l’hétérogénéité des valeurs qui existent dans le monde réel est moyennée, car les choix des paramètres et des équations doivent être faits en fonction des données disponibles, souvent agrégés, et des tendances générales.

Un endroit clé dans le modèle World3 où les valeurs sont intégrées est le sous-modèle de la population, en particulier en ce qui concerne la formulation de l’équation de fécondité où le taux de natalité souhaité est une variable importante, aux côtés du taux de natalité biologique maximal et de l’efficacité du contrôle des naissances. Suivant une théorie de l’économiste J.J. Spengler, le taux de natalité souhaité dans une famille est fortement influencé par une analyse coûts-bénéfices approximative, où la « valeur » d’un enfant supplémentaire est pondérée par les « coûts » de son éducation et les ressources disponibles de la famille. Empiriquement, les données suggèrent une corrélation entre le nombre d’enfants souhaités par une famille et le PNB/habitant. À mesure que le PNB/habitant augmente, la taille souhaitée de la famille diminue d’abord fortement, mais avec une croissance économique soutenue, elle augmente ensuite légèrement à nouveau. Cette relation est représentée dans le modèle en liant la production industrielle au taux de natalité souhaité.

La taille de famille souhaitée s’apparente à une valeur contextuelle (voir notice précédente) ou, lorsqu’elle est spécifiée à un nombre exact, à un indicateur de valeur. Une chose à noter est que l’interprétation de la corrélation entre le revenu et le taux de natalité souhaité est une interprétation utilitaire et certains pourraient dire que cela reflète en soi davantage les valeurs des théoriciens que celles des familles qui prennent leurs décisions très différemment dans la vie réelle. Il existe d’autres facteurs que le revenu qui pourraient influencer le taux de natalité souhaité. En outre, il peut y avoir de grandes différences entre les cultures en ce qui concerne les facteurs qui influencent la taille de la famille. S’il est vrai qu’il existe une corrélation avec le PNB/habitant (ou le revenu), l’inclusion d’une telle corrélation dans un modèle suppose que les comportements passés des personnes se poursuivront à l’avenir. Cette hypothèse est en soi dictée par des valeurs, car nous devrions plutôt reconnaître que les comportements, ainsi que toute motivation sous-jacente fondée sur des valeurs, sont susceptibles de changer avec le temps.

Dans le sous-modèle de la population, l’efficacité du contrôle des naissances peut également être considérée comme liée à des valeurs dans la mesure où elle peut entrer en conflit avec des valeurs traditionnelles transcendantales (par exemple, les croyances religieuses). Les auteurs de Limits to Growth ont fait des simulations où ils ont fait varier ce facteur, mais comme il n’y a pas de couche institutionnelle/normative dans le modèle, le contrôle des naissances est volontaire et, par conséquent, aucun changement explicite des valeurs sociétales n’est supposé.

Un autre endroit où les valeurs sont apparues dans le modèle est la technologie. Il n’y a pas de variable unique appelée « technologie » dans le modèle World3 parce que les implications du développement de différentes technologies découlent de et ont un impact sur les cinq principaux sous-systèmes représentés dans le modèle et jouent un rôle distinct dans la modification du comportement du système mondial.

Le progrès technologique et l’innovation sont considérés comme des réponses économiques à l’épuisement des ressources non renouvelables. Des améliorations technologiques induites par la technophilie sont incluses dans les trois autres principaux sous-systèmes représentés dans le modèle : 1) les problèmes de pollution sont évités en supposant que la génération de pollution par unité de production industrielle et agricole peut être réduite à un quart de sa valeur de 1970 ; 2 ) la quantité globale de nourriture est augmentée en doublant le rendement moyen des terres agricoles en 1975 et 3) la croissance démographique est limitée par de meilleures méthodes de contrôle des naissances pour les enfants non désirés. Étant donné que le contrôle des naissances est volontaire et n’implique aucun changement des valeurs, la croissance démographique se poursuit, mais plus lentement.

Alors que certains critiques du rapport ont suggéré qu’un poids insuffisant avait été accordé aux progrès scientifiques et technologiques ou à la possibilité de découvrir de nouveaux stocks de matières premières, il a été largement admis que de tels développements ne feraient que retarder plutôt qu’éviter une crise démographique ou environnementale. L’application de solutions technologiques à elle seule a prolongé la période de croissance démographique et industrielle, mais elle n’a pas supprimé les limites ultimes de cette croissance.

4. Les boucles de rétroactions dans le système

Les valeurs apparaissent aussi dans les hypothèses sur les « interconnexions primaires » et les boucles de rétroaction centrales du modèle (Meadows et al., 1972, p.110). Deux boucles de rétroaction positive impliquant les naissances et l’investissement génèrent le comportement de croissance exponentielle de la population et du capital. Deux boucles de rétroaction négative impliquant les décès et la dépréciation tendent à réguler cette croissance exponentielle. Les forces relatives des diverses boucles dépendent de nombreux autres facteurs du système mondial.

Certaines des interconnexions entre la population et le capital industriel opèrent à travers le capital agricole, les surfaces cultivées et la pollution. En outre, elles sont influencées par les niveaux de capital de service (tels que les services de santé et d’éducation, qui dépendent des valeurs de la population) et des réserves de ressources non renouvelables. De plus, la nourriture désirée par habitant est corrélée avec le niveau de revenu. Si le ratio de la nourriture par habitant passe en dessous du niveau souhaité, davantage de capital est détourné vers le secteur agricole où il est ensuite divisé entre la surface à exploiter et le capital.

Une expression clé des valeurs de la population (à la fois transcendantales et contextuelles) réside dans la répartition du capital entre les différents secteurs du modèle. Les auteurs ne l’ont pas imposé de manière normative, ils ont basé cette répartition sur des données statistiques historiques disponibles au niveau mondial. Cependant, les valeurs à l’origine de ce processus ne sont pas universelles dans toutes les sociétés, ni immuables, et différentes répartitions peuvent se produire à l’avenir, soit en raison de changements culturels, soit en raison de contraintes physiques à mesure que les limites se rapprochent.

Une autre hypothèse du modèle basée sur les valeurs est le fait que le développement économique du reste du monde suivra le modèle de consommation des États-Unis – une courbe ascendante abrupte à mesure que la production par habitant augmente, suivie d’un plafonnement. Cette hypothèse se fonde sur le schéma de la consommation mondiale d’acier, qui est homogène d’un pays à l’autre, malgré leurs structures économiques et politiques différentes.

5. Représentations modélisées : entre faits et subjectivités

Nous avons montré ici quelques exemples concrets de la manière dont les valeurs endogènes au modèle World3 ont joué un rôle important dans les détails d’implémentation, principalement au niveau des éléments du système et des boucles de rétroaction. À mesure que nous passons du niveau des éléments du système au niveau de l’intention du système, les valeurs intégrées dans le modèle passent également d’indicateurs de valeur très concrets et localisables à des idées abstraites et des principes moraux ou idéologies (Rawluk et al., 2019). De plus, il devient plus difficile de représenter avec précision les valeurs du monde réel dans le modèle, et la vision du monde des chercheurs devient plus influente (il y a plus de subjectivité). Dans la notice précédente, nous avons abordé les valeurs exogènes qui sont reflétées dans le modèle. Mais dans la distinction endogène-exogène, la frontière est nécessairement floue.

Abson, D. J., Fischer, J., Leventon, J., Newig, J., Schomerus, T., Vilsmaier, U., Wehrden, H. von, Abernethy, P., Ives, C. D., Jager, N. W., & Lang, D. J. (2017). Leverage points for sustainability transformation. Ambio. Advance online publication. https://doi.org/10.1007/s13280-016-0800-y

Meadows, D. H., Meadows, D. L., & Randers, J [Jorgen]. (1972). The Limits to Growth: A report for the Club of Rome’s project on the predicament of mankind. Universe Books.

Meadows, D. H., & Wright, D. (2008). Thinking in systems: A primer. Chelsea Green Publishing.

Rawluk, A., Ford, R., Anderson, N., & Williams, K. (2019). Exploring multiple dimensions of values and valuing: a conceptual framework for mapping and translating values for social-ecological research and practice. Sustainability Science, 14(5), 1187–1200. https://doi.org/10.1007/s11625-018-0639-1