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Sacha Hodencq, Hugo Le Boulzec & Emmanuel Prados

Premier modèle numérique dit systémique, World3 a permis de révéler les limites d’une croissance physique des sociétés humaines (Meadows et al. 1972). A partir de la dynamique des systèmes, les auteurs des Limites à la Croissance ont modélisé les interactions complexes entre les systèmes humains et terrestres selon un panel de scénarios. Dans plusieurs cas, la modélisation a conduit à rendre visible un futur effondrement des ressources, de la population, et de la production agricole et industrielle, révélant la possibilité d’émergence d’une crise globale. Il y a 50 ans, World3 a donc permis d’identifier et de penser les crises à venir.

Malgré ce message fort, les appels à action successifs et les avancées en termes de modélisation des systèmes humains et terrestres, la trajectoire tendancielle de développement des sociétés humaines est restée la même. Le recours massif et non-soutenable aux ressources naturelles reste actuel. Cette situation de blocage est-elle due aux limites intrinsèques des modèles ? Faut-il les raffiner pour faire face aujourd’hui à notre situation historique de crise multiforme ?

Limites des modèles intégrés globaux face aux crises

Penser et faire face aux crises : définition du cadre

Le rapport des Limites à la Croissance a permis de penser les crises de manière agrégée. La compréhension de l’impact des systèmes humains sur les systèmes naturels, et le fonctionnement de ces derniers a considérablement progressé au cours des dernières décennies, et plusieurs cadres de pensée permettent aujourd’hui de définir le concept de crise socio-écologique. La notion de limite planétaire est l’un d’entre eux.

Cinq des neuf limites planétaires ont aujourd’hui été dépassées. Cela signifie que l’humanité se situe au-delà de plusieurs seuils compromettant les conditions favorables dans lesquelles elle a pu se développer. Mais cela compromet aussi sa capacité à vivre durablement dans un écosystème sûr, c’est-à-dire évitant les modifications brutales et difficilement prévisibles de l’environnement planétaire (Rockström et al. 2009).

En 2012, l’économiste Kate Raworth complète les limites planétaires en leur ajoutant un « plancher social » (Raworth 2012) : 11 frontières intérieures correspondant aux besoins humains essentiels. Les limites planétaires et le plancher social forment alors un anneau au sein duquel les besoins de chacun sont satisfaits tout en préservant l’environnement dont l’humanité dépend.

Des interrelations fortes existent entre les enjeux sociaux et écologiques. (Laurent 2015)Celles-ci nous amène à rassembler crises sociales et crises écologiques en une seule et même crise : une crise socio-écologique (Laurent 2015) qui touche le vivant dans son ensemble et tous les aspects de la société humaine ; une crise où causes et effets sont interdépendants et pouvant donner lieu à des modifications brutales et difficilement prévisibles.

Que signifie alors « penser et faire face » à ces crises ? Avant même de penser et faire face, il s’agit d’identifier et de comprendre les processus sous-jacents et correspondants à ces crises. Penser peut alors consister à imaginer les différentes trajectoires qu’elles peuvent suivre et les différentes formes qu’elles peuvent prendre ; à les évaluer au regard de leurs impacts et probabilités ; à prévoir leur temporalité. Cela peut aussi consister à les discuter collectivement. Deux types d’actions peuvent être considérés pour faire face : agir sur les facteurs qui sont amont des risques de façon à réduire leurs probabilités d’occurrence et leurs amplitudes ; améliorer nos capacités d’adaptation (démarche se plaçant davantage dans une logique ou temporalité de réaction) ; voir par exemple « mitigation and adaptation » dans les rapports du GIEC face à la crise du dérèglement climatique (IPCC 2022). Dans tous les cas, faire face amène à prendre des décisions et agir sur le monde.

Faire face aux crises nécessite en particulier des prises de décisions pour orienter l’action collective. Dans le domaine de la prise de décision, les crises apparaissent comme un exemple typique de problème complexe (Nouvel 2002), où se présentent :

Alors comment la modélisation peut répondre ou non à ces trois facettes de la complexité.

Les modèles d’évaluation intégrés

Les modèles d’évaluation intégrés1 sont des simulations numériques des interactions complexes et des rétroactions entre le système socio-économique et le système naturel (Van Beek et al. 2020). Ils jouent un rôle central dans l’analyse et l’élaboration de scénarios de transition, et se situent à l’interface entre science et politique. Les modèles d’évaluation intégrés utilisés actuellement sont apparus dans leur forme initiale à la fin des années 70. Ils ont progressivement gagné en complexité et en intérêt avec la politisation des enjeux climatiques et de pollution atmosphérique (renvoi notice Cassen et Lefevre). Ils opèrent principalement au niveau mondial et multirégional, et deux principaux courants de modèles d’évaluation intégrés coexistent actuellement dans la littérature2,3 :

Limites des modèles d’évaluation intégrés pour penser les crises

La majorité des modèles d’évaluation intégrés présentent de nombreuses limites impactant leur capacité à nous aider à penser les crises. Les modèles de transition ont été élaborés dans l’objectif de proposer des trajectoires technologiques de transition, notamment des mix énergétiques régionaux, selon plusieurs approches :

Ils ne nous permettent donc que de répondre à un type de questions assez limité.

Dans la majorité des modèles de transition, ces trajectoires sont modélisées à partir d’hypothèses socio-économiques exogènes telles que, par exemple, la croissance puis stabilisation à 9 milliards de personnes de la population mondiale ou le maintien de la croissance du produit intérieur brut à 2%. En d’autres termes, les évolutions de ces variables socio-économiques sont scénarisées. Celles-ci ne sont donc pas sujettes à des rétroactions, c’est-à-dire à des processus ou des dynamiques internes au modèle modifiant ces variables socio-économiques elles-mêmes (que cela soit suite à des changements de gouvernance, des impacts environnementaux, voire même des chocs externes). Dans le cas spécifique des modèles de la seconde catégorie qui reposent principalement sur la théorie économique néoclassique (et ne considèrent donc pas le capital naturel9), à la fois la population et le progrès technologique constituent des variables exogènes. Aucune rétroaction du changement climatique sur ces variables et sur les systèmes naturels n’est donc intégrée dans la modélisation. Or prendre en compte et comprendre toutes ces boucles de rétroactions sont essentiels si l’on veut complètement penser et faire face à ces crises à venir.

Enfin, les modèles des deux catégories identifiées n’intègrent pas plusieurs aspects importants dont deux points essentiels. Premièrement, les enjeux sociaux sont souvent ignorés. La majorité des modèles d’évaluation intégrés considèrent un agent unique, simplifiant l’hétérogénéité des comportements des acteurs face aux transitions sociétales (Keppo et al. 2021) et ignorant les notions de justice et d’équité dans la modélisation (Vågerö and Zeyringer 2023). Les crises sociales ou les enjeux de gouvernance ne peuvent donc pas émerger, et les impacts prévus manquent de réalisme sociologique (Saujot et al. 2022). Deuxièmement, le secteur financier joue un rôle minimal – voire nul – dans la modélisation intégrée actuelle (Battiston et al. 2021). Ceci empêche toute discussion sur les enjeux de crise systémique émergeant d’une déstabilisation du secteur financier dans un contexte de transition. Certains modèles répondent progressivement à ces enjeux, tels que MUSE pour l’approche multi-agents (Giarola et al. 2022), ou TEMPLE pour la prise en compte des liens énergie-finance-économie (Jacques et al. 2022). Mais aucun modèle n’intègre cependant l’ensemble de ces aspects.

Ainsi, bien que ces modèles proposent une représentation des systèmes humains et terrestres de plus en plus fine, ils ne permettent qu’une identification partielle des crises potentielles (e.g. climatique) [ en se cantonnant à la crise climatique] et plusieurs rétroactions essentielles restent absentes. Afin de pallier ces limites, comment faire évoluer les modèles afin de mieux modéliser ?

Doit-on revenir à des modèles systémiques actualisés ?

La modélisation systémique proposée par les auteurs des Limites à la Croissance dans le modèle World3 a permis l’identification de trajectoires menant potentiellement à des crises socio-écologiques majeures. Le modèle présentait une structure agrégée, en raison d’un manque de données historiques pour la calibration des variables et paramètres, d’une connaissance des systèmes humains et terrestres moins fine qu’actuellement, et d’une puissance de calcul limitée. Les progrès scientifiques et techniques ont par la suite permis une modélisation plus fine des systèmes humains et terrestres, notamment dans les modèles d’évaluation intégrée. Pourtant la majorité de ces modèles ne sont pas pleinement systémiques et souffrent encore et toujours d’un certain nombre de limitations liées à des difficultés méthodologiques et de quantification10, à un manque de connaissances des interactions11 ou encore à des choix de périmètre trop étroit concernant les secteurs pris en compte dans le modèle12, et ce qui handicape notre capacité à penser les crises.

Le développement de nouveaux modèles systémiques encore plus détaillés, plus précis et plus complets pourrait du coup sembler être tentant. Cette démarche de complexification des modèles est cependant limitée par quelques barrières et peut mener à des impasses.

Limites à une complexification croissante

En effet, améliorer le niveau de détail des exercices de prospective à longs termes, multisectoriels et multirégionaux n’impliquerait pas nécessairement une meilleure précision des résultats. Une tendance inverse pourrait émerger en raison de l’incertitude forte caractérisant les phénomènes étudiés. L’incertitude apparaît en modélisation comme un ensemble d’imprécisions se propageant jusqu’aux résultats lors de la simulation. Ces imprécisions peuvent être associées à deux types d’incertitudes :

Leur compréhension et quantification ne sont pas toujours aisées, notamment dans le cas de l’incertitude épistémique. Leur accumulation pendant le processus de simulation présente un danger majeur car elle a régulièrement tendance à être exponentielle14. Plus le modèle est complexe et plus il est difficile, voire impossible, de comprendre et anticiper celle-ci. Dans de nombreux cas, une hyper-complexification du modèle peut aboutir à pouvoir faire dire n’importe quoi à celui-ci. Par ailleurs, comme nous venons de le mentionner, les modèles systémiques permettant de penser ces crises sont confrontés au fait qu’ils reposent sur un couplage de facteurs dont un certain nombre très mal compris (comme les phénomènes socio-politico-économiques). Or comme chronométrer à la main une course athlétique avec un chronomètre précis au millième de seconde près, coupler des modules très détaillés et précis avec des modules très grossiers et reposant sur des paramètres très incertains, n’a pas de sens. Le niveau de précision de tous les modules doit être limité à celui du module le moins précis. Ainsi une sur-complexification peut donner une impression de précision tout en aboutissant à des résultats quantitativement absurdes et faux. Une simplification intelligible et appropriée peut par contre permettre d’aboutir à des résultats plus qualitativement justes. Ainsi, un arbitrage entre simplification et complexification à chaque étape de la modélisation est indispensable, afin d’atteindre un niveau de simplicité maximal pour un objectif donné (Legay 1997).

Limites observées de l’impact politique réel des modèles

Indépendamment de ces considérations techniques, il est désormais légitime de se poser une autre question clé : Est-ce que la meilleure représentation du réel supposément atteinte par la complexification des modèles augmente réellement son impact politique ?  Autrement dit, génère-t-elle davantage d’actions ou de « meilleures » réponses politiques face aux crises ? Une analyse historique de la réception politique et de l’utilisation des résultats des modèles démontre la différence entre la vérité scientifique et la vérité politique. Ainsi, il ne suffit pas d’avoir raison scientifiquement pour avoir un impact sur le réel, malgré la légitimité apparente de la parole scientifique (Pohlmann et al. 2021). En 1972, la publication du rapport des Limites à la Croissance a eu un retentissement fort dans le débat public, mais des conséquences limitées – voire nulles – sur les trajectoires tendancielles (voir notices Pasqualino et Pottier). Plus récemment, l’inquiétude croissante observée dans les rapports du GIEC et le consensus alarmiste de presque 15 000 scientifiques signataires des « World Scientists’ Warning to Humanity » successifs (e.g. Ripple et al. 2022) n’ont pas permis d’infléchir la trajectoire des impacts socio-écologiques15. Cela soulève à la fois la question de la volonté politique sur les enjeux socio-écologiques, mais aussi la pertinence du format de valorisation et de vulgarisation des travaux scientifiques sur ces thématiques, interroge enfin le rôle des scientifiques dans l’interface entre science et société.

En adoptant une approche systémique, le modèle World3 a permis de représenter les limites d’une croissance physique infinie dans un monde fini et les crises potentielles en résultant. Malgré la puissance du message, l’action politique en découlant fut marginale. Ces travaux ont donné naissance aux modèles d’évaluation intégrés actuellement utilisés dans les exercices prospectifs. Ils participent à la réflexion et à l’aide à la décision quant aux crises sociales et écologiques auxquelles nous faisons face, mais restent limités dans leur capacité même à envisager les crises dans leur complexité. Leurs effets politiques réels observés sont là encore faibles. Une réflexion quant à de meilleures pratiques de modélisation semble donc nécessaire.

1 Integrated Assessment Model (IAM) dans la littérature anglo-saxonne.

2 Cette segmentation est simplificatrice et ne permet pas de pleinement décrire la diversité des modèles au sein de chaque catégorie.

3 De nombreux modèles ont aussi été développées, pour plus de détails sur les IAM, voir la notice de Jean-Charles Hourcade.

4 Un modèle est dit « désagrégé » lorsqu’il détaille les objets qu’il prend en compte comme par exemple les secteurs économiques ou les technologies. La désagrégation peut aussi être spatiale ; par exemple, le modèle peut identifier séparément les états ou plusieurs groupes d’états…

5 Les fonctions de dommage modélisent les impacts économiques du changement climatique en reliant directement des grandeurs caractéristiques de celui-ci (par exemple la température ou les émissions de CO2) à une ou plusieurs grandeurs économiques comme le niveau du PIB ou sa croissance.

6 Les analyses « coût-bénéfice » consistent à attribuer des valeurs monétaires à l’ensemble des coûts et l’ensemble des bénéfices d’une action politique, puis à comparer ces valeurs.

7 C’est-à-dire qu’ils n’utilisent que des variables très globales, comme par exemple le PIB mondial, la somme des dettes des états, la population mondiale, le revenu moyen…

8 Ces impacts peuvent être négatifs (e.g. chute du stock de poissons dans certaines régions) ou positifs (e.g. augmentation des récoltes agricoles dans certaines régions).

9 Le capital naturel se définit comme l’ensemble des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables présentant une valeur pour le système productif.

10 En ce qui concerne les enjeux sociaux ou l’hétérogénéité des agents par exemple.

11 On peut citer ici les interactions énergie-économie ou matières premières-énergie par exemple.

12 Prenant en compte insuffisamment le secteur de la finance ou le secteur minier par exemple.

13 Ces variables ne sont d’ailleurs généralement pas endogénéisées (i.e. estimées via des équations faisant partie du modèle) car leurs dynamiques dépendent d’objets non représentés dans le modèle et/ou d’interactions inconnues ou trop complexes avec les autres variables du modèle.

14 Qui se traduit par une augmentation toujours plus rapide et qui finit par « exploser » …

15 De manière provocatrice, l’ampleur de la mobilisation scientifique et la faiblesse des décisions politiques en découlant peut être opposée à l’impact fort des travaux de deux économistes américains sur les politiques d’austérité après la crise financière de 2008 (Reinhart and Rogoff 2010). Leurs recherches, non revues par leurs paires, se sont avérées partiellement fausses à posteriori (Herndon, Ash, and Pollin 2013).